[Hiver 1996-1997]
Au hasard d’une conversation, Miki Gingras a découvert l’existence de cet endroit situé quelque part en Abitibi, dont la vocation était l’«acculturation» d’enfants autochtones. Dans les années cinquante, on a construit plusieurs de ces institutions dans le nord du Québec et de l’Ontario, certaines où l’assimilation se faisait sans heurts, d’autres où elle s’effectuait plus violemment. L’endroit où s’est rendue la photographe appartenait à cette dernière catégorie. Elle est arrivée juste à temps pour constituer une archéologie subjective de ces lieux, témoins d’un rendez-vous raté avec l’assimilation. Depuis quelques années déjà, Miki Gingras s’adonne à l’exploration de territoires marqués par l’oubli ou que l’histoire n’a pas cru bon de retenir. Il y a de ces réalités, chargées de lourds échos, qu’on cherche à baîllonner. Mais il peut arriver que des sons s’échappent, parviennent jusqu’à nous et modifient le cours des choses.
Les photographies de Miki Gingras sont comme des fantômes qui osent se montrer en plein jour mais qui ne se laissent scruter que du bout des yeux. Elles sont troubles, brouillées, comme peut l’être notre champ de vision lorsque la rétine est saturée de lumière. Parfois, l’image est si distordue qu’il est difficile de déterminer sur quoi, exactement, l’objectif s’est fixé. Subsisterait-il des traces ou des indices à ce point perturbants que les montrer crûment aurait provoqué un malaise ? Qui sait. Mais, préférant suggérer plutôt qu’exhiber, Miki Gingras a choisi d’envelopper d’un voile pudique ses images, vestiges d’un passé révolu. Une photographie, cependant, se détache par sa singularité. Sur fond de ciel bleu, un étrange objet métallique, évoquant vaguement quelque instrument de torture, se dresse impitoyable, mystérieux, intact. Froidement, il semble symboliser la détresse de ces êtres contraints à suivre «la bonne voie». Tel un spectre, il a surgi de nulle part, s’est posté devant la fenêtre, comme pour interdire l’accès à l’espace vital tant convoité par les anciens occupants, comme pour réprimer leur inclination innée vers la nature. Ailleurs, une ouverture laisse filtrer la lumière naturelle qui, sans permettre une véritable échappée sur le dehors, autorise l’imaginaire à voguer dans un monde qui ne lui appartient plus. Ces fenêtres, ces jours, ces orifices ne servent, au fond, qu’à raviver les blessures, qu’à rappeler les désenchantements.
Quoique ce ne soit pas ici perceptible pour le lecteur, il faut souligner que les couleurs tiennent une place importante. Des bleus, des turquoises, des verts, des ocres ainsi que des surfaces aciérées s’interpellent d’une image à l’autre, tremblent et semblent se diluer sur la surface. La palette des différents éléments du bâtiment constitue, en plus d’un repère mnémonique, un processus esthétique entrevu, à l’instar du flou, comme un moyen de séduction venant édulcorer une réalité humaine des plus ahurissantes : la manie de vouloir modeler toute vie humaine selon nos propres structures. La série de photos prises à l’extérieur du bâtiment illustre explicitement l’absurdité de cet acte. Au fil des images, les différents plans s’agitent, se confondent, pour, finalement, s’annuler et évacuer toute référence spécifique aux lieux. On peut y percevoir aussi bien l’anéantissement d’une aberration sociale, son travestissement, son oubli, que son glissement vers une réalité autre, embryonnaire, transitive, où l’absence de référence n’est pas synonyme d’incompatibilité.
Miki Gingras s’insinue dans l’ombre et le silence d’un épisode muselé appartenant à un moment récent de notre passé. Ses préoccupations sociales chargent de sens ses photographies, leur confèrent une texture troublante rendant public le non-dit, sensible le non-visible. Se voulant une «forme subjective du documentaire», ses images ne cherchent pas à étaler des marques suspectes ou à représenter fidèlement des événements. Elles tâchent plutôt de dénoncer l’un de nos travers pernicieux, de pénétrer dans l’esprit du regardant par une voie privée où règnent inconscient et sensibilité.
Anne-Marie Garceau est critique, commissaire et historienne de l’art. Elle a terminé en juin 1996, à l’Université du Québec à Montréal, une maîtrise en études des arts qui traitait de la perception de l’élément naturel dans une installation d’Ann Hamilton. Depuis plus d’un an, elle collabore régulièrement à la revue Parachute.
Artiste montréalaise, Miki Gingras termine présentement une maîtrise en arts plastiques à l’Université du Québec à Montréal. Elle s’intéresse particulièrement aux lieux chargés d’une mémoire que l’on cherche à effacer. En 1994, elle a présenté à la Galerie Vox (Montréal) une première exposition solo intitulée Sempiternae Memoria. Miki Gingras a reçu à deux reprises une bourse du Conseil des arts et des lettres du Québec.