Anne Arden McDonald – Des rêves noir et blanc, Céline Mayrand

[Printemps 1997]

Afin d’échapper à l’insoutenable sentiment d’impuissance auquel la confine ses limites humaines, Anne Arden McDonald les outrepasse. Elle s’imagine libre de respirer sous l’eau comme de voler dans le ciel.

par Céline Mayrand

Chez cette jeune artiste photographe, l’auto­représentation a tôt fait de s’imposer comme une né­cessité puisqu’à ses yeux d’adolescente, cette pratique se révélait déjà comme lieu idéal de refuge et dans lequel pouvait s’étendre son champ d’investigation du rêve. Pour esquiver un immuable attachement terrestre, elle a trouvé ce lieu de réclusion où se donner libre cours. Ainsi commence pour elle l’épanchement du songe dans la vie réelle…

«La photographie affirme que le sujet est le lieu, peut devenir le lieu d’une transformation intérieure qui le rendra, non pas transparent, mais offert au regard1

Devant tant d’efforts déployés pour traduire ce que malgré lui le subconscient voudrait dire, on oublie la facticité de ce qui est propre à la photographie dite de mise en scène. Nous assistons à la vision subjective d’un monde qui s’inscrit dans un espace onirique, un univers étonnamment solitaire où le désir de se représenter soi-même à soi-même est d’une obscénité divine. Nous sommes devant ce qui ouvertement et sans pudeur s’offre au regard et qui de ce fait nous désarme.

Voilà donc une photographie expressionniste à saveur poétique où l’utilisation de clairs-obscurs donne à ces images toute l’immatérialité du songe. L’emploi expressif de la lumière a pour but de saisir le mystère singulier dont s’enveloppe si délicieusement le rêve. Pour la plupart d’une précision extrême, ces photographies noir et blanc s’imprègnent d’un lyrisme troublant qui cherche à évoquer l’extase dans ce que celle-ci comporte d’affolant et de dramatique à l’idée même de son accomplissement. Chacune d’elles suscite chez le regardeur une sensation sublime qu’on pourrait appeler ici une douleur exquise. La photographie ne répète-t-elle pas à sa façon la certitude philosophique que la vérité n’apparaîtrait que dans la lumière de la mort ?

Spontanément, ce qui se veut ici le siège d’un mouvement intime va du fond vers la surface ; de l’inconscient au conscient. «Le sujet de la conscience s’accroche à cet effet de signifié et, le saisissant comme image, comme une mise en scène des personnages d’un rêve, s’inclut lui-même dans le scénario, ou mieux, inclut son propre corps2.» Capté et piégé, le sens qu’offre le sujet au regard et à la lumière se dépose d’abord dans une chambre obscure. Et, pour se révéler, l’invisible souvenir se dépose sur le filtre même à travers lequel il se déverse. N’est ainsi retenu que l’essentiel de l’expérience qui se détache du procédé mnémonique. On dira du signe photographique qu’il n’advient qu’en tant que résidu d’une anamnèse involontaire – une mémoire où le sens vient délibérément, pour ne pas dire inconsciemment, se perdre. En photographie, c’est dans l’adhérence même au support que malgré lui le sens adopte le statut de signe. L’inconscient est à la conscience ce que la camera obscura est au support photographique. Et, pour cela, nous dirons qu’il est le dispositif par excellence de projections fantasmagoriques.

Ce qui défile sous nos yeux se déploie dans un espace mythique, une sorte de non-lieu, un univers qui se prête à toutes les reconstitutions imaginaires dans lesquels évolue selon son gré une femme à la fois oiseau et poisson. À l’intérieur de ce projet chimérique, Anne Arden McDonald adopte parfois la peau d’un ange, parfois celle d’une sirène ou d’autres nymphes auxquelles sont prêtées des attitudes hiératiques et dont les destins respectifs sont mis en œuvre. Par exemple, dans les décombres de la chambre d’un temple on assiste aux conséquences mortelles de la chute d’Icare dont les plumes se sont disséminées sur son passage (passage vers la mort) à travers un plafond. La soumission rattachée à la terre est évoquée dans cette image où l’artiste se représente ligotée et ainsi maintenue immobile au centre d’une pièce pénétrée de lumière. Dans certaines œuvres, comme celle où on voit la photographe s’offrir en sacrifice à ce dieu du feu qui l’encercle, l’évocation du geste rituel transgresse le sacré qui intrinsèquement donne à l’ensemble de ces photographies toute sa dimension spirituelle. Alors qu’elle nage à contre-courant, une sirène lutte contre des cascades pour aller rejoindre une Ophélie flottante, endormie et peut-être déjà morte.  L’ascension vers l’ultime et le tourment qu’une telle tentative sous-tend sont insoutenables. Ailleurs, les sentiments de perte de conscience et d’abandon au rêve sont suggérés dans l’errance «éperdue» d’une noctambule exilée marchant sur le rempart d’une citadelle somp­tueuse et austère. La fuite à travers l’extase est à son paroxysme alors qu’une muse danse le sabbat dans un sous-bois inondé de fougères situé près d’un rivage.

À l’encontre d’un clivage se conjuguent le rêve et la réalité d’Anne Arden McDonald qui, à défaut de n’avoir pu prendre la clé des champs, a troqué celle-ci contre la clé des songes. Depuis, elle nous démontre que l’exhaustion des rêves est impossible et que sa quête, quoique exaltante, recèle aussi en elle-même quelque chose d’infiniment pathétique. De là la beauté d’une telle sincérité qui s’exprime tout  naturellement dans l’exode onirique. Cela ne nous rappelle-t-il pas un peu ce à quoi nous donne à réfléchir la célèbre pensée pascalienne énonçant que la vie ne serait qu’un songe dont nous nous éveillerons qu’à la mort ? En retour, ne pourrions-nous pas croire que tout cela nous convie à fuir et, par conséquent, à rêver ? Il ne nous suffit qu’à nous imaginer nous aussi amphibies, hommes et fem­mes, telles des créatures de rêve…

1 Danièle Sallenave, «Le corps imaginaire de la photographie», Le Corps et ses fictions, Paris, Minuit, coll. «Arguments», 1983, p. 95.

2 Serge Leclaire, Démasquer le réel, Paris, Seuil, 1971, p. 112.

Née à Londres en 1966, Anne Arden McDonald vit maintenant à New York où se trouve son atelier. Depuis 1988, ses œuvres ont été vues un peu partout aux États-Unis, de même que dans plusieurs villes d’Europe.

Céline Mayrand vit et travaille à Montréal. Elle a déjà dirigé la Galerie d’art Lavalin. Critique d’art, elle est l’auteure de plusieurs articles et essais, et elle collabore à diverses revues d’art contemporain. Chargée de recherche pour le Mois de la Photo à Montréal en 1997, elle travaille présentement comme conservatrice indépendante.