[Été 1997]
Le vrai, le faux, l’original, la copie, l’authentique, la contrefaçon ; les distinguer, les évaluer, puis universaliser ces valeurs ; problème presque insoluble, appelant des réponses multiples, mouvantes et parfois opposées selon les civilisations, dont elles gouvernent les choix et les rejets.Le vrai, le faux, l’original, la copie, l’authentique, la contrefaçon ; les distinguer, les évaluer, puis universaliser ces valeurs ; problème presque insoluble, appelant des réponses multiples, mouvantes et parfois opposées selon les civilisations, dont elles gouvernent les choix et les rejets.
par Juliet Hotbridge
Encore confondu, malgré des siècles de réflexions philosophiques, avec le bon et le beau, le vrai possède la force de l’évidence devant laquelle l’homme s’incline respectueusement, tandis que le faux porte les stigmates de sa mauvaise réputation et traîne noirceur et corruption jusqu’à être assimilé au mal absolu. Pourtant, c’est justement l’apparence qui permet à la réalité de se manifester, et l’artifice qui fait prendre sens à la vérité. L’histoire ou l’expérience nous rappellent constamment que ce qui avait autrefois le visage de la vérité et était révéré comme tel peut, du jour au lendemain, «s’avérer» faux et faire s’écrouler les plus belles théories en nous livrant au chaos de l’incertain.
Il est plus difficile de reconnaître que, inversement, le faux possède intrinsèquement cette capacité versatile de se muer en vrai à la première occasion.
L’art est un territoire privilégié où le rêve, l’allégorie, le masque, la métaphore, l’illusion, la fiction bénéficient de la plus grande liberté. Tel le Dieu trompeur, l’art se plaît à apparaître dans des espaces, à des époques et sous des formes où il n’est pas attendu, grand stratège du mystère et de l’effet de surprise lorsqu’il s’agit de nous séduire comme de nous choquer, non pas dans le dessein de dissimuler, mais pour rappeler sa vraie nature.
L’authentique amateur ne réduira pas au canular les Albums de P. M. Hoblargan, l’idée ne l’effleurera pas de traiter leurs auteurs de faussaires, mais il sera frappé par l’authenticité de leur engagement d’artistes. Artistes qui ont choisi de revivre le déroulement d’une autre époque au conditionnel passé, en rassemblant sous une seule signature toute l’évolution visuelle et esthétique de la photographie du XIXe siècle et jusqu’aux années vingt, la fusion des traits stylistiques des différents photographes revisités devenant la source de leur propre autonomie.
Au-delà du simple hommage, sans jamais tomber dans la caricature ou le maniérisme, l’œuvre de Hogan et Amblard est empreinte de ce naturel, de cette liberté qui prouvent qu’il s’agit davantage d’investir un passé que de s’approprier des effets, et des représentations datant de l’époque. Loin de nous piéger, ce sont eux qui ont glissé dans ce monde révolu dont l’aura les fascinait et s’y sont crus. Si nous y croyons nous aussi par ricochet ce n’est que justice, car cet univers recréé par quelques étoffes, quelques objets et des merveilles d’imagination incarne leur vérité.
Leur interprétation extrait l’essentiel de ce siècle, tel un parfum qui n’atteindrait sa fragance ultime qu’au terme d’une longue maturation, et dont les senteurs les plus exquises, jusqu’alors retenues, se révéleraient enfin.
S’il y a eu piège, n’y sont tombés que ceux qui placent leur amour-propre de connaisseurs plus haut que l’art, et que la perte de sacro-saints repères historiques a laissés désemparés face à cette profusion d’images venues de nulle part et de toutes parts à la fois. Et pire, qu’ils soient conservateurs, marchands ou collectionneurs, ils ont été déstabilisés par des photographies qui, au mépris du marché dit sérieux, présentaient le tort impardonnable de n’exister (et pour cause) qu’en tirages modernes de 1988 et de 1990.
Les autres n’ont pas cherché plus loin que le plaisir d’apprécier la qualité artistique des images et l’éblouissante maîtrise de ce photographe inconnu découvert soudainement. Certains — peu nombreux (douze au cours des quarante jours d’exposition de Premier album 1855-1923 à la galerie Michèle Chomette à Paris en 1988) — ont compris le tour de passe-passe qui leur était présenté; traquant le détail anachronique, ils s’exclamaient : «Ce cheval n’est pas du XIXe siècle» ou «Ce fusil n’était pas connu au Texas en 1900». Mais, ne s’arrêtant pas à ce jeu jubilatoire du «chercher l’erreur», ils savaient reconnaître à leur juste valeur, et surtout sans faire de procès d’intention, les œuvres exposées : la part de résurrection du passé, incarnée par le personnage fictif de P. M. Hoblargan, et celle de la libre création des authentiques Hogan et Amblard, bien qu’elle se soit accomplie hors du temps annoncé.
Allant à la rencontre des archétypes de la photographie de genre, primitive, pictorialiste et enfin moderne, du portrait à la composition en passant par la vue d’architecture, le paysage, la nature morte, le nu…, ce duo d’auteurs acteurs (car la plupart du temps ils sont leurs propres modèles, méconnaissables d’une image à l’autre et impossibles à reconnaître dans leurs photographies) varie la représentation — la figuration — à l’infini, voyageant presque sans sortir de l’atelier, et faisant naître à partir d’une femme et d’un homme authentiques et uniques plus d’une centaines d’autres personnes, toutes différentes. Du Voyage en Italie à l’exploration orientaliste, de l’excursion à la campagne pour peindre sur le motif (car la Suisse, où ils vivent, possède aussi ses Barbizon) aux lumineux constats de la «nouvelle modernité» urbaine et de la beauté vraie des choses, les thèmes récurrents qu’ils abordent avec une maîtrise spontanée trouvent leurs sources non seulement dans la photographie ancienne mais surtout dans la peinture, la littérature, le théâtre, voire le cinéma, d’époques révolues. P. M. Hoblargan a vécu longtemps, jusqu’en 1923, et sa curiosité voyageuse l’a mené aussi bien à Hollywood qu’à Berlin, où il a su capter le fameux clair-obscur-sur-visage-torturé de l’expressionnisme allemand.
Unique et multiple comme la rose du Petit Prince de Saint-Exupéry, l’expérience Hoblargan se lit et se vit individuellement. En se situant hors du temps comme l’ont fait ses inventeurs, le spectateur de ces scénographies découvrira avec Épicure à quel point le temps n’est qu’un accident, et avec Vinci que l’activité artistique est d’abord une cosa mentale, quel que soit le rapport au monde réel qu’implique la photographie.
P. M. HOBLARGAN
Melissa Hogan est d’origine américaine. Elle a étudié la photographie aux États-Unis, et elle vit et travaille à Genève, où elle pratique la photographie et la peinture. Patrick Amblard est né en France et vit maintenant à Genève. Il a d’abord fait de la peinture, tout en s’intéressant à la photographie. En 1986, Hogan et Amblard commencent leur collaboration photographique, mais poursuivent séparément leur œuvre picturale. Ils ont réalisé ensemble deux séries : Les albums de P. M. Hoblargan 1855- 1923 (1987-1990) et Meurtres au musée (1992-1993).
Juliet Hotbridge est née en 1974. Elle vit à Paris. Universitaire, elle prépare une thèse sur la notion de réalité paradoxale au cinéma. Elle tient une chronique radio pour une émission culturelle.