John Willett, Heartfield contre Hitler – Manon Gosselin

[Hiver 1997-1998]


Paris, Hazan, coll. «Lumières», 1997, 198 pages
4” x 6”, 128 reproductions photographiques, 19,95$
traduit de l’anglais par Dominique Lablanche

John Heartfield (Berlin 1891 – Berlin-Est 1968) est reconnu pour avoir fait de l’utilisation de la photographie l’objet et la politique de toute son œuvre. Membre fondateur de Dada Berlin en 1918, il s’engage dans une collaboration avec le dessinateur et peintre satiriste George Grosz, encouragé par le nihilisme radical prôné par Tristan Tzara (Dada Zurich), lequel entend faire sonner l’alarme de l’esprit contre le «cacacosmos organisé».

À la différence des interventions dadaïstes de New York ou de Zurich, le tour de dérision prend vite la forme à Berlin d’une réclame politique. Heartfield perçoit la force d’attraction et de persuasion qui ressort des conflits fabriqués par des assemblages de mots, de typographies et de reproductions photographiques. La pratique du photomontage, littéralement menée par des pulsions d’agression et d’emprise, se présente comme un contrecoup plastique par lequel l’artiste monteur admet un événement visuel, le fractionne, le déplace et le métamorphose, par hybridation, pour parvenir à désarticuler l’horizon de réception du discours déjà prescrit. Alors que Dada périclite en 1920 avec la Foire de Berlin — où sont rassemblées les interventions du dadaïsme international —, Heartfield maintient sa découpe du monde représentée photographiquement et forge des conflits de surface qui resteront les témoins de ses réactions face à une société dont l’image de masse commence à peine à circuler.

L’art qu’accomplira Heartfield, sans cesse loyal à l’idéologie communiste (virage à gauche avec l’élection des socialistes en 1919), se trouve pour l’essentiel reproduit dans une succession de photomontages mis en pages, les originaux de ses œuvres ayant été conçus pour être reproduits. Avec son frère Wieland Herzfelde1, il met sur pied en 1916, à Berlin, la maison d’édition Malik Verlag, laquelle publie d’abord les dessins de Grosz, dont la sauvagerie a fait une telle impression sur les deux frères qu’Heartfield lui-même décide de détruire les œuvres qu’il avait produites avant cette rencontre de 1915. Il y a ensuite la publication en 1916 du journal Neue Jugend (Nouvelle Jeunesse), banni en 1917 par une monarchie abdiquante, puis Der Dada en 1918 et Jedermann sein eigner Fussball (À chaque homme son propre football) en 1919. Au sein de Malik Verlag, Heartfield élabore son propre canal d’expression (à faible circulation malgré les moyens de diffusion de masse utilisés) et s’inscrit, politiquement et plastiquement, dans une marge critique en travaillant à la conception de jaquettes de livres et de mises en pages.

Heartfield, qui considère le photomontage comme un média, reconduit alors l’art vers le politique de son époque. Il s’affiche contre le militarisme, contre la culture en déclin, contre le Parti social-démocrate, contre l’expressionnisme, contre la guerre, contre l’art du divertissement, contre les industrialistes, contre la droite nationaliste et  — à minuit moins cinq — contre Hitler. Ce n’est en effet qu’à la suite du premier grand succès électoral nazi du 14 septembre 1930 (qui faisait de ce parti le deuxième plus important du Reichstag, le parlement allemand) qu’Heartfield se préoccupe pour la première fois d’Hitler. Il réagit le 4 octobre 1930 en publiant dans AIZ (Arbeiten Illustriarte Zeitung), le journal illustré des travailleurs, auquel il collabore depuis 19292, un photomontage montrant un requin au dos tatoué d’un signe de dollar, coiffé d’un haut-de-forme rehaussé blanc sur noir d’une croix gammée, et avec comme légende «6 millions d’électeurs nazis, c’est de la nourriture pour un grand poisson».

Grand connaisseur de la république de Weimar (1918-1933), John Willett nous livre ici l’histoire de cette époque et le contexte dans lequel Heartfield acquiert sa formation artistique, qui épouse, comme les deux faces d’une même médaille, l’action politique qu’il mène dans une société tout en éclats : minée par la guerre (1914-1918), le coût des réparations qu’on a imposées au pays après la défaite, les révoltes populaires, le chômage, le polycentrisme de l’intelligentsia, le fractionnement de l’arène politique et les spéculations sur le nouvel ordre social et économique. Dans ce texte condensé où dates et faits se succèdent à grande vitesse, le dessein de Willett est de traduire la chronologie des grands moments historiques installés sous forme résiduelle à la surface des thèmes et des procédés exploités par Heartfield dans ses photomontages. Son approche insiste sur l’artiste marginal et inclassable, à la fortune critique négligée par l’autorité des discours modernistes, qui grandit à l’époque des grands mouvements artistiques comme l’expressionnisme, le cubisme et le futurisme, tout en s’en tenant à l’écart.

Cette histoire, qui se poursuit ensuite, allant de l’exil de Heartfield à Prague en avril 1933 jusqu’à sa mort en 1968, est accompagnée de nom­breuses reproductions qui nous permettent de poser le regard sur un bon éventail de la production de cet artiste. Trop petites, il est vrai, elles restent cependant témoins d’une œuvre et donnent à réfléchir. Au titre de l’ouvrage, par exemple, car jusqu’où Heartfield est-il allé dans son combat contre Hitler? Willett remarque justement, lorsqu’il écrit à propos de AIZ et de Malik Verlag, que «ces deux entreprises prospèrent dans cette nouvelle atmosphère de crise en suivant des stratégies claires, mais parfois erronées».

Heartfield s’est opposé à Hitler, il n’y a pas de doute. Toutefois, l’acharnement avec lequel, par exemple, il produira des photomontages sur la mise à sac du Reichstag (complot nazi contre les communistes pour s’assurer d’une victoire à l’élection de 1933) par Gœring (ministre sans portefeuille dans l’attente d’être ministre de l’Aviation) nous laisse croire qu’Heartfield était avant tout contre le militarisme et la propagande haineuse envers les communistes, avant d’être contre Hitler. Ces deux causes l’occupant suffisamment pour qu’il ne se préoccupe pas directement de la montée du totalitarisme et du despotisme d’Hitler et de Staline qui, à l’époque, consolidaient leurs politiques.

1 Complices absolus depuis ce jour de 1897 où ils se retrouvent, enfants, complètement abandonnés par leur père et leur mère dans une cabane perdue dans la zone des montagnes de Salzbourg. Plus tard, en 1916, ils changeront à peine leur nom. Le plus vieux, Wieland, ajoutera un «e» à Herzfeld, alors qu’Helmut deviendra John Heartfield pour manifester son opposition à la campagne de dénigrement menée contre l’Angleterre, qui sert d’ennemi à l’Allemagne de l’époque.

2 La même année, à l’expositon Film und Foto, il met sur son site d’exposition une affiche qui dit : «Faites de la photographie une arme.»