The Dead – Jennifer Couëlle

[Hiver 1997-1998]

Nobuyoshi Araki, Krass Clement, Donigan Cumming, Hans Danuser, Sue Fox, Leslie Hakim-Dowek, Louis Jammes, Maxime Jourdan, Rudolf Schäfer, Bastienne Schmidt, Andres Serrano, Clare Strand, Annet van der Voort, Nick Waplington, Belinda Whiting, Neil Winokur, Thomas Wrede, Franco Zecchin et Xavier Zimbardo

Centre des arts Saidye Bronfman, Montréal
Du 11 septembre au 26 octobre 1997

Le lot d’expositions de photographie dite documentaire de la cinquième édition du MOIS DE LA PHOTO À MONTRÉAL a une mère. The Dead règne résolument. Si son emprise est directement tributaire de son sujet — il s’agit bien de morts et non de la mort — sa portée, quant à elle, relève de la variété des approches adoptées pour rendre compte du corps éteint. Sorte de paroxysme de l’intérêt soutenu que les arts visuels de ces dernières années vouent au corps (fragmenté, blessé et désormais mort), cette réunion de figures doublement barthésiennes, ces ça a été des êtres vivants, atteste de l’étendue du genre documentaire. C’est entre autres par la métaphore, le récit autobiographique, le répertoire archéologique et un éventail de considérations proprement esthétiques que les situations ou les conditions réelles que documentent cette exposition sont représentées.

Préparée par Val Williams et Greg Hobson pour le National Museum of Photography, Film & Television, en Angleterre, The Dead offre une tribune à un groupe international de dix-neuf artistes (pour la version abrégée présentée à Montréal) qui ont réalisé des œuvres où la mort n’a que faire de l’infini de l’au-delà et tout à voir avec la finitude de la chair. Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, vu le deuxième degré de mise de la rhétorique artistique contemporaine, ce parti pris pour la représentation le plus souvent littérale de la mort n’est pas ici une tare. Ce sont justement les productions les plus explicites de ce corpus, celles qui se gardent d’oindre de contenu figuré un sujet dont le symbolisme infus pèse déjà bien assez, qui savent le mieux perturber nos sensibilités. Et c’est avec d’autant plus de conviction qu’elles y parviennent lorsque leur littéralité constitue l’expression d’une expérience personnelle. Quelle incidence, enfin, si ce n’est le trouble profond, peut-on espérer d’une exposition qui cherche à nous conduire vers l’inéluctable impasse de nos corps, vers l’entendement «de la mort non plus comme un mystère, mais comme un simple fait1» ?

Ce fait ne manque pas de précision dans la séquence narrative About Death, de Krass Clement. En 1989, l’artiste documentait avec une honnêteté qui donne froid dans le dos l’hospitalisation puis la mort de sa mère. Du lit de douleur au crématorium, ces images feutrées de pénombre livrent le plus objectivement possible l’impuissance et la disparition progressive du sujet à travers un regard duquel s’échappe de la douceur. Un glissement autobiographique qui nous assure un statut de témoin plutôt que de voyeur. Dénudant non pas tant la mort elle-même que la perte, le livre illustré de Belinda Whiting (Sophie’s Story, 1995) qui raconte simplement — comme à un enfant — le décès de sa fille trisomique de cinq ans, ne laisse aucune place au réconfort de la raison. Sophie ne reviendra pas. Ici, comme chez Clement, le poignant tient à la relation entre la gravité du sujet et le dépouillement de son expression.

Ailleurs, le récit autobiographique eut mieux fait de ne pas s’être aventuré en dehors du journal intime de Leslie Hakim-Dowek. D’un banal descriptif pour nous, visiteurs, que cette commémoration textuelle et photographique (Journey, 1994) faisant revivre M, la femme de service qui a marqué l’enfance de l’artiste. Pour ce qui est de l’étonnante et organique métaphore de Nobuyoshi Araki — des plans rapprochés de plats cuisinés par son épouse, photographiés en couleur durant la maladie de celle-ci, puis en noir et blanc après son décès —, l’idée l’emporte sur la forme. Visuellement, Banquet se distingue à peine de la viscosité gore du cinéma d’horreur.

Autre métaphore, les immenses et solennelles photographies de Thomas Wrede (The Birds Hang in the Sky and Scream, 1994) confèrent une monumentalité spectrale au choc d’ordinaire imperceptible d’un oiseau qui entre en collision avec une vitre. Sur fonds sombres, les blanches et éthérées métamorphoses d’os, de tissus et d’organes marquent le passage de la vie à la mort à travers un lyrisme pictural qui parvient à ne rien trahir du dessein documentaire de cette production.

L’iconographie de The Dead comprend aussi sa part de salles d’autopsies, dont celles qu’ont observées, chacun à sa manière, Hans Danuser et Clare Strand. Tranchant avec le cerveau déposé, telle une pièce de viande, sur une planche de bois et les amoncellements de parties de corps dans des soucoupes de métal de la série plutôt clinique, quoique artistiquement «apprêtée», Medizin I (1984), de Danuser, les images couleur et fragmentaires de Strand transforment la morbidité des environnements de dissection en de froides abstractions. Si elles ne partagent pas le regard impitoyable de Danuser, leur esthétique appuyée ne verse pas pour autant dans le maniérisme des portraits de morgue de Serrano (ici Fatal Meningitis I, II & III, 1992), ni dans la nostalgie de l’être vivant que traduisent les béats portraits mortuaires de Rudolf Schäfer (Visages de morts, 1987). Évitant de dénaturer leur sujet, les œuvres de Strand reflètent au contraire le caractère foncièrement inanimé de ces lieux d’acier.

Au chapitre de la recension de type archéologique, les images de catacombes aux squelettes vêtus de Maxime Jourdan, de même que celles des têtes conservées dans des bocaux d’Annet van der Voort, doivent s’en remettre à leurs dispositifs de présentation pour se préserver de la photographie à la National Geographic. Cela dit, le grand format et la grille ne peuvent à eux seuls faire œuvre… De cadavre en restes, il n’en demeure pas moins que l’inégalité de ces productions (qui commencent à dater pour plusieurs…) ne font qu’égratigner la charpente de l’exposition, dont l’intérêt, il appert, dépasse largement les confins de l’art. Rendre compte de la mort n’est pas chose aisée. Rendre compte des morts l’est encore moins, comme nous permet de le constater The Dead, qui, à mon avis, s’en tire avec certes quelques bonnes œuvres, mais surtout avec le mérite d’avoir consenti à ce que l’art explore l’un des sujets les plus difficiles de la vie.

1 Val Williams, «Secret Places», The Dead, National Museum of Photography, Film & Television, Bradford, Angleterre, 1995, p. 17. (Trad. libre)