CV42

[Printemps 1998]

par Franck Michel

Internet, le réseau des réseaux, fait maintenant partie du quotidien de plusieurs d’entre nous. On y navigue de façon plus ou moins sérieuse en cherchant plus ou moins quelque chose. Pour les artistes, cet outil de communication est un nouveau champ d’exploration aux possibilités immenses.

Certains l’utilisent comme support premier de leur travail, d’autres comme une source intarissable d’images qu’ils peuvent s’approprier, et d’autres encore comme une manière efficace et peu coûteuse de diffuser leurs œuvres. Il est aussi intéressant de voir à quel point l’influence du mode de pensée qui régit Internet, la structure du réseau, se répercute de plus en plus sur la production de plusieurs artistes contemporains, qu’ils en soient conscients ou non, et cela même si leur démarche n’a aucun lien avec le cyberespace. Le modèle du réseau est devenu un nouveau dispositif formel.

Dans ce numéro, le dernier de notre série sur la notion d’authenticité, nous nous sommes intéressés à la mise en réseau d’images, que ce soit à travers le cyberespace ou par des procédés plus traditionnels. C’est dans cette optique que nous avons invité trois artistes à réaliser une œuvre inédite pour la revue. Il s’agit de Gerald Van Der Kaap (Pays-Bas) et des Québécoises Nathalie Caron et Petra Mueller. Je vous invite aussi à lire attentivement le point de vue de l’esthéticienne Anne Cauquelin, qui nous entraîne dans les méandres du réseau et fait le point sur la question de l’authenticité de l’art en cette ère technologique.

Internet constitue la base du travail de Gerald Van Der Kaap. Celui-ci crée des œuvres-réseaux où se côtoient des images prises par lui et d’autres provenant de sites Internet. Ses œuvres, véritables flux d’images, sont présentées tout autant dans le cyberespace qu’en galerie. Petra Mueller, elle, a décidé de ne créer désormais que pour Internet. Alliant textes et images — les siennes ou celles qu’elle choisit dans le réseau —, elle crée des récits fictifs suivant une structure plus linéaire. Les images présentées dans ce portfolio proviennent, via Internet, du centre de surveillance de la frontière séparant la Suède et la Russie. L’œuvre de Nathalie Caron n’a pour sa part que peu à voir avec Internet, si ce n’est sur le plan de la structure. Effectivement, ici, aucune image piratée ni production virtuelle ; pourtant, ses œuvres récentes fonctionnent sur le mode du réseau, ou, pour être plus précis, sur celui du rhizome1. Caron construit ses œuvres à partir de photographies accumulées au fil des jours, qu’elle agence, superpose, colle ou coud, créant des fragments d’histoires où des visages, des objets, des lieux, des paysages, des moments d’émotion pure cohabitent et s’interpellent. Qu’ils s’exposent en galerie ou dans Internet, ce qui lie ces artistes travaillant à partir de la mise en réseau d’images, c’est une certaine conception du monde apparentée à celle élaborée par Deleuze et Guattari dans leurs écrits : un monde constamment en devenir, parcouru par des lignes mouvantes, fugitives, qui se coupent, se répondent, se croisent, s’entremêlent, se rompent… Nous sommes dans le monde des possibles, où toute notion de temps et de lieu est abolie. La question de l’authenticité de l’image — ce que l’image représente est-il factice ou réel ? — ne se pose plus. Les images, vraies ou fausses, signées ou empruntées, ne sont plus que des images parmi d’autres et doivent être comprises dans leur multitude, dans les liens qu’elles tissent les unes avec les autres.

En terminant, je tiens à souligner le départ de Marcel Blouin, l’un des fondateurs, avec Hélène Monette, de la revue Ciel Variable en 1985, et qui en a été par la suite codirecteur (de 1992 à 1996) et éditeur (de 1996 à 1997). Il a été l’un des rares à croire suffisamment en l’avenir de la revue pour la sortir de l’abîme où elle avait sombré en 1992 après plusieurs années de succès. C’est donc principalement grâce à lui et à Robert Legendre que la revue Ciel Variable a pu se redresser et devenir CVphoto. Avec son départ, une page de l’histoire de CVphoto vient d’être tournée. Sa succession est assurée par Pierre Blache, artiste et nouveau directeur de VOX POPULI : nous lui souhaitons la bienvenue et nous sommes certains qu’il saura relever avec brio le défi continuel de produire une revue de qualité avec des budgets largement insuffisants !

1 «[…] à la différence des arbres et de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque à un autre point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes. […] Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse, il déborde.» Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 31.