Eileen Leier – Sylvain Campeau, Sur la piste de la ruée vers l’or

[Été 1998]


par Sylvain Campeau

On voit, depuis quelque temps déjà, de plus en plus d’artistes-photographes s’essayer à une forme de littéralisation de la trace et du tact. Des images se  présentent en effet comme des vestiges d’un toucher, d’une proximité, d’une coprésence.

Cela, me direz-vous, a toujours été ainsi. Bien sûr, cette obsession par le souvenir sauvegardé d’une coprésence passée a toujours été du ressort de la photographie. C’est son moteur même. Mais ce qu’il y a de nouveau, c’est l’essai de rendre littéral, de con­voquer de manière matérielle, par la présence d’objets ­vestiges, cette relation à la présence passée.

Sur la piste de la ruée vers l’or, d’Eileen Leier, fonctionne sur ce mode. En cette série, il y a ceci de captivant que l’artiste fait en quelque sorte le « pistage d’une piste », si l’on me permet cette redondance inélégante mais fort adéquate au propos de cette exposition. Car nul tracé n’existait sans doute, du moins pas aussi profond, avant que se déclenche cette folie vers l’or. Et celle qui peut encore apparaître aujourd’hui, la Chilkoot Trail, ne sert à rien sinon à mener au souvenir, à des lieux désertés, gros de passages encore inscrits dans le sol. Se lancer ainsi, à 100 ans de distance, sur les traces des chercheuses d’or conduit donc à revisiter des lieux éteints, mornes et silencieux, mais encore empreints de présence. Il faut donc croire, que des lieux foulés par des milliers de pieds avides d’or, émane une sorte d’aura. Que le contact de ces êtres obsédés par cette fièvre peut être tangiblement repéré dans cet environnement. L’histoire seule ne peut imprégner cette piste ; le piétinement incessant des herbes et autres doit avoir laissé quelques souvenirs, incrustés, que la photographie peut espérer sauver de l’oubli.

Aussi, ne se surprendra-t-on pas de trouver des traces matérielles autres que purement photographiques dans l’exposition de Sur la piste de la ruée vers l’or. Ce qui retient l’attention, c’est que cette lancée photographique passe par une présentation qui établit un certain nombre de différences de nature entre les artefacts colligés. Encore une fois, cela trahit une obsession de la trace laissée, peut-être en mesure égale avec celle dont l’or fit les frais.

Il y a d’abord une série d’images qui sont celles qu’Eileen Leier prit elle-même de son périple sur cette piste. Ce sont là des images directes d’artefacts : mur encore debout d’un quelconque saloon, tombe clôturée ou pyramide de pierres montées à l’instar des Inuits qui marquent ainsi leur passage et laissent, dans des lieux souvent déserts et sans aspérités, unis et plats, une direction à suivre. Puis il y a ces images d’archives, montrant des femmes fièrement dressées, fortes et autoritaires à l’égal des hommes du temps, que la situation particulière de cette ruée transforma ainsi et enrichit. Dans le creux même de l’encadrement qui sertit ces dernières images, derrière une petite vitre, tels des exhibits, apparaissent de petites pierres, minéraux comme cet or qui fut trouvé et sans doute plus souvent rencontrées que celui-ci.

Ces pierres sont sans doute des pièces métonymiques et opérent par substitution. Elles tiennent, en quelque sorte, lieu du lieu même d’où elles furent tirées, donnant, dans leur singularité extraite, la partie pour le tout. Elles traduisent aussi un autre métal, recherché avec plus d’obsession et plus difficile à localiser. On devine qu’elles ont peut-être été, en plus, des pièces touchées, manipulées, observées, presque auscultées pour y trouver une part dissimulée d’or. Elles agissent donc bien comme des exhibits tangibles, preuves incontournables de ce lieu, de cette piste dont il est ici question.

Les images d’archives fonctionnent, elles aussi, comme des vestiges réels. Elles sont en effet des copies de ces images de femmes, poseuses et frondeuses, femmes libérées par l’extraordinaire de la situation, dans un lieu que la folie de l’or touche et transforme à tout jamais, permettant des entorses à la normalité sociale ambiante. Elles sont elles aussi « réelles » en ceci qu’elles furent réellement prises, qu’elles offrent des images de « vraies » femmes qui vécurent, existèrent et s’amusèrent à ces poses d’amazones émancipées. Même de deuxième génération, elles se présentent comme témoignage tangible. Elles se donnent comme traces matérielles. Accompagnée des pierres, cette tangibilité, bien entendu simulée, s’accroît. Il en va donc de ce périple photographique comme d’un voyage de Petit Poucet, marqué de pierres partout posées. De ce point de vue, le tumulus de pierres-repères montré dans une des images de Eileen Leier devient révélateur. Il est, d’une certaine manière, redondant et instructif. Des pierres-témoins aux pierres entassées, une même fonction se révèle : celle de traces voulues concrètes, matérielles, rehaussant du coup les images photographiques, les auréolant d’une sorte de matérialité et de véridicité testimoniale. Mais il est d’autres preuves de contact, ou de tact, de ce terme que j’ai privilégié au tout début de ce texte. En effet, des fins mouchoirs de dentelle, datant de 1898, en plus de fragments de papier mural encadrés, de la même époque, achèvent de donner la teneur du sujet et de donner à la photographie des adjuvants qui achèvent d’en faire une transmettrice des « présences », passées mais bien réelles.

Tout cela, cette documentation des traces des femmes prospectrices d’or, les images d’archives qu’Eileen Leier a choisi de présenter, par l’ampleur donnée aux relations entre les traces ici choisies, entre ses catégories de traces, nous amène à apprécier cette application employée à doter d’une présence la photographie dont on connaît trop bien les capacités de simulation. Cette exposition tenterait donc de renforcer la crédulité du spectateur, aujourd’hui suspicieux, par la multiplication d’adjuvants du tact, de traces matérielles et tangibles qui viennent appuyer la photographie.

Or, qui tient un tel discours, qui tente aussi assidûment de présenter une histoire et s’interroge ainsi sur les manières de le faire, croit nécessairement aux capacités informatives de la photographie, croit nécessairement qu’elle est une capteuse des présences passées. Stylistiquement parlant, en accompagnant les images de tels adjuvants matériels, en couplant images contemporaines de la piste et des lieux foulés et habités dans le passé avec les portraits anciens de ces femmes libérées, la photographie parle ici, bien évidemment, de « présence ». Elle enjambe ou fait fi de l’histoire dans son déroulement définitif pour la revivifier dans l’évocation et le souvenir, et la faire renaître dans l’Histoire, avec un grand « H », celle-là. Ce qui est toutefois troublant, c’est de mettre côte à côte vestiges, photographies contemporaines et vestiges-photos. Car, enfin, ces images d’amazones ne sont-elles pas à cheval sur les deux mondes : témoignage de la co­présence, du contact, par-delà le temps, de la mise en face de lieux, d’objets et de personnes. Et ces présences convoquées sont diverses et se valident entre elles. Il y a la présence de la photo­graphe au sein des paysages croqués, témoi­gnage de sa propre expérience auratique de ces lieux ; la présence de ces femmes dont les images d’archives assurent la réalité et cette matière résistante à l’em­preinte mais à travers laquelle l’or tant recherché nous est offert.

Il en va un peu comme si le travail de Eileen Leier, tout en s’en remettant à la photographie comme médium de la présence passée et confirmée, nous conviait en même temps à des chassés-croisés entre les divers visages que peut prendre une activité testimoniale, remettant sans cesse en jeu, tout en paraissant y croire, la valeur de vérité qu’on attribue d’ordinaire au médium.

Sylvain Campeau a publié Chambres obscures. Photographie et installation (Trois), en plus des recueils de poésie La terre tourne encore (Triptyque) et La Pesanteur des âmes (Trois). Il a récemment participé à l’ouvrage collectif La Face. Un moment photographique, au catalogue de Encontros da Imagem (Portugal) et à la revue