[Hiver 1998-1999]
par Jean-Pierre Latour
la table balayée
qu’as-tu fait des mots
— Raymond Martin, Indigences, 1983.
On le sait bien, il y a toujours quelque chose que tait l’image, une manière de hors champ, la part d’irreprésenté qu’elle convoque pourtant du même coup qu’elle apparaît.
Mais l’irreprésenté n’appartient pas forcément à l’irreprésentable, bien qu’ils se touchent; comme ce qui est tu n’est pas forcément indicible. Car, à divers degrés et selon maintes modalités, les jeux de la représentation iconique peuvent nier, dissimuler ou aménager les «points de fuite» où l’irreprésenté pourrait ou devra se faire reconnaître.
C’est un ensemble de photographies qui, à l’origine, a dicté la teneur de cette remarque préliminaire qui se trouve là, en première ligne, par un seul artifice textuel. Car il y eut, au préalable, la rencontre des photographies, de Clara Gutsche, Leo Divendal, Marie-Jeanne Musiol, Yan Giguère et Daniel Hogue, des images qui se sont vite imposées comme de très éloquents points de vue sur cette question. Aussi ces images se présentent-elles, dans les lignes qui suivent, comme les libres figures d’une autant libre discussion de ces «points de fuite», parfois obstrués et parfois dégagés, où la représentation subit à sa bordure un travail du sens. Elles en constituent, simultanément, l’origine et le point de retour.
Figures inaugurales
Il y a, en premier lieu, ces deux photographies de Clara Gutsche, chacune montrant une religieuse, immobile, paupières closes. La première1, bras croisés, tourne un visage incliné, de trois-quarts vers la gauche; entre les sourcils, deux sillons profonds, comme si l’effort de s’abstraire, encore naissant, se rassemblait en ce point précis. La figure est décentrée, vers la gauche. Derrière elle, un simple mur. Et, contre le mur, un petit cadre surmonté d’une croix et nimbé d’un flou, noir écho à celle, blanche et lumineuse, qu’elle porte sur sa poitrine. La seconde photographie2, en contrechamp de la première, montre une autre religieuse de profil, complètement tournée vers la droite, qui semble parfaitement absorbée par une paisible méditation, le front lisse nappé de lumière, mains posées sur les cuisses, visage recueilli. La figure occupe le centre du champ. Ici plus encore, l’environnement, le fond sont hors foyer. Comme une dissolution du monde.
Face à ces images, celui qui regarde se trouve exactement devant son contraire. Les yeux ouverts observent les yeux fermés, tout occupés qu’ils sont à chercher et à se concentrer sur une absolue présence, stable et certaine. Ces deux femmes paraissent avoir quelque chose d’important, de vital à saisir à l’intérieur d’elles-mêmes. Et pour l’atteindre, le spectacle du monde doit impérieusement un instant s’éteindre. Sa lumière est trop mobile, trop instable, trop fuyante. Le sentiment d’existence doit pouvoir se soustraire, momentanément, à la présence du monde. Ne plus regarder, ne plus projeter au dehors la conscience, mais plutôt la retenir au seuil des paupières jusqu’à ce qu’elle s’amasse et revienne au fond de soi. Claustrum ? La clôture d’où vient «cloître» : fermer l’espace, enclore le lieu. Fermer les yeux. Le spectacle mondain doit cesser d’étourdir. «Quitter le siècle», comme on disait jadis en prenant le voile. Et doubler ce voile en fermant un instant les paupières, dans une paisible et féconde cécité.
À ces paupières closes, il faudrait encore ajouter les lèvres scellées. Aucune parole ne peut être attendue. Discours et jugements sont suspendus. Mais voyons mieux, de plus près : dans la première photographie, celle où les sourcils semblent dire quelque tracas, la commissure des lèvres fléchit vers le bas. Dans l’autre, une ponctuation discrète, qui annoncerait l’imminente floraison d’un sourire, restera une esquisse… une virgule à l’envers, en deçà du murmure. Il n’y a, là, rien qui puisse se dire de l’expérience essentielle qui les occupe.
D’ailleurs devant ces visages, chacun est seul à regarder. Aucun fictif croisement de regard n’intervient. Bref, ce que nous voyons ne nous regarde pas. Mais le regard esseulé tentera néanmoins de lire dans ces images saisissantes les signes cumulés de deux langages : celui du visage et celui de la photographie. Jusqu’à la limite du silence qu’elles imposent.
Mais avant de se taire, il y aurait encore ceci à ajouter : l’acte de fermer les yeux appartient à une iconographie de la sagesse. Il signifie une profonde réflexion, une prise de possession de soi. Il en est le signe et le mouvement initiateur. Dans ce même répertoire iconographique, il y a bien sûr la cécité qui supposerait un regard du dedans3 ou, pour reprendre une formule vieillie, que les «yeux de l’âme» ou de l’esprit, se substituent à ceux du corps. Ainsi, Homère compose ses vers visionnaires parce qu’il est privé de la vue. Démocrite, dit-on, s’était arraché les yeux pour pouvoir penser plus clairement. Le sage ne doit pas s’exciter au chatoiement du spectacle mondain. Soustrait aux distractions par son incapacité de voir, l’aveugle deviendrait pénétré d’un juste savoir. Les apparences ne peuvent pas le tromper, puisque seules les lumières de l’esprit l’habitent et lui dictent pensées et conduites. Dans un autre registre, d’une moralité plutôt grincheuse, sainte Lucie (sainte patronne de l’ophtalmologie) s’arracha les yeux pour avoir posé sur un homme un regard concupiscent4.
Mais l’Histoire et ces récits n’ont été ici qu’un furtif détour, une promenade consentie à seule fin de dégourdir le regard captif de ces paupières closes. Pour mieux revenir ensuite à ces deux images. À l’infatigable beauté qui simplement les résume.
Hors champ : les marées de la mémoire
Il y a aussi cette photographie de Leo Divendal, Terezin, 1992, montrant une table, nue, mangée de solitude, mais paisible, si paisible… avec juste un effleurement de lumière qui la touche partiellement et l’irradie dans la pénombre. Il n’y a qu’une table, moitié lumière et moitié ombre. Rien que cette table, sans chaise ni banc. Et pas entière, puisqu’à droite, le cadre en avale un morceau. La pièce où elle se trouve est obscure, sa nature et son identité aussi. Une puissante lenteur de nature morte impose à la lecture son rythme.
Il n’y aurait que cette table et seulement cette image, s’il n’y avait pas aussi le dévoilement de sa provenance : un camp de concentration nazi à Terezin. Alors, cette table paisible et solitaire, la table que je voyais, disparaît dès que le lieu se fait connaître. D’autres images se condensent et s’y agglutinent comme une cristallisation spontanée, un sédiment précipité. Tout un pan d’irreprésenté s’abat brutalement sur elle pour envahir le vide de sa surface.
Peut-être, pour mieux la voir, faut-il alors, à notre tour, fermer les yeux. Ne plus regarder l’image pour qu’émergent en bribes photographiques, filmiques, fragments de phrases lues, entendues, d’autres témoignages… Car cette image là en voile et en contient mille autres. Elle fait écran à un vacarme effrayant, la terreur, l’effroi, la douleur et la honte. L’ampleur du hors champ et ses souffrances innombrables se rappellent. Et là, elle devient terrible par la paix même qu’elle donne à voir. Ensuite, quand je reviens au plan initial, à cette simple table moitié lumière et moitié ombre, je ne vois plus que l’ombre. Mais maintenant rendue à sa respectueuse sobriété.
Tout ce qui ne peut pas être vu mais suggéré, seulement suggéré5. L’irreprésenté fait partie de l’image, avec cette impossibilité même d’en épuiser l’étendue. De cette histoire malheureuse, ne sera retenue finalement que la table, unique signe d’un singulier memento mori. Tant de choses encombrent cette mémoire. Le meuble est trop petit et trop frêle pour en porter tout le poids. Vanitas !
Vanitas ? Pas exactement, mais pas très loin, juste en retrait, juste à côté. Rien qu’une table ! Ce serait, dans les catégories des genres picturaux, une nature si morte6 qu’aucune bougie mourante, qu’aucune fleur flétrie ne pourrait signifier la précarité humaine quand il s’y mêle le choc violent de la barbarie.
Quand Marie-Jeanne Musiol photographie les abords d’Auschwitz7, c’est d’une semblable rhétorique qu’il s’agit. Mais autrement : des horizons boisés, des gros plans au pied des arbres ceinturant le camp. En changeant de point de vue : soit de loin, soit de près, en alternance ; puis de haut en bas : la frange lointaine des ramures enchevêtrées et les racines s’enfonçant dans les profondeurs du sol. Vus de près, les troncs se dressent au centre de l’image et les racines s’enfouissent pour recueillir lentement, avec une infinie patience, les cendres confondues des corps disparus8. Comme si la nature réalisait enfin, pour en étendre la durée, le nécessaire rituel qui n’a pas eu lieu.
Syncope et tache aveugle : l’innommable
Il y a encore, dans un tout autre registre, ces photographies de Yan Giguère qui, dans les montages qu’elles reçoivent, placent côte à côte ce qu’on peut aisément nommer et ce qui ne peut pas l’être. Il y a, dans une même poussée organique, ce que je peux reconnaître et ce qui m’échappe. Bref, ce qui s’abstrait dans l’innommable.
Le jeu de la représentation touche à un point aveugle. Ce qui est perçu n’est plus assimilé au reconnaissable au même titre que son voisinage dont le référent serait d’emblée connu. Par exemple, cette photographie de Yan Giguère de ce qui paraît être un simple fil emmêlé9. L’image devient semblable à un détail isolé, une vision rapprochée qui efface la figure dans l’intimité de la forme. Un simple tracé bouclé, un gribouillis10 blanc mis en contrepoint, comme un écueil et un silence. «Très différent du regard lancé de loin, écrit Daniel Arasse, celui qui est posé de près, celui qui, selon Klee, “broute” la surface, fait effleurer comme le sentiment d’une intimité […]»11. Or il arrive, poursuit l’auteur, que cette «intimité» entraîne «une impossibilité de dire […] et le désir de ne rien dire […]».
Dans le contexte de la série figurative où s’insère l’image impossible à nommer, il s’opère une espèce d’obscurcissement du sens dû à un excès de visible : l’obligation de voir sans pouvoir reconnaître, de seulement voir, ici et maintenant, sans autre perspective que le donné sensoriel immédiat. Alors l’image elle-même, dans ces conditions, se présente comme une figure évidée de l’irreprésenté, trouant d’un silence énigmatique la chaîne des représentations. Mais ce silence n’est pas synonyme de repos, au contraire, c’est là où le regard s’agite et s’active à vouloir retrouver ou à devoir faire le deuil de ses repères familiers (Mais justement, le regard que suppose cette image est «lancé de loin». De trop loin. Et s’il apparaît comme «détail» ce serait celui d’un ciel nocturne. En fait, il s’agit d’une photographie de la lune prise d’un camion en mouvement, avec un long temps d’exposition, expliquant par là même le titre de la suite dans laquelle elle s’insère : Portrait de la lune en camion. Quand le regard est informé de la chose, l’image porte une forme dont on connaît maintenant le processus de production mais où le processus de reconnaissance subit toujours une syncope. Le camion nous a mené sur une fausse route en fabriquant une manière de trompe-l’œil enjoué. Comment alors ne pas sourire à la vue de cette lune hoquetante que le titre de la série, malicieusement, met en mortaise).
L’irruption de l’innommable pétrifie le processus de reconnaissance. Mais cet innommable peut n’être que partiel ou temporaire, un aveuglement avec sursis, mais encore s’agit-il d’un sursis avec mise à l’épreuve. Ainsi dans une œuvre récente12, Daniel Hogue insérait un document photographique, au départ, illisible. L’objet entier est constitué d’une feuille de métal brossé portant deux cercles, comme deux yeux, et mise sous verre dans un caisson. Devant le premier cercle13, on croit de prime abord avoir affaire à une simple image abstraite (un peu à la manière de la photographie de Yan Giguère). L’image est impossible à reconnaître. Elle exige un œil expert, qui d’avance la connaîtrait. Il s’agit en fait d’une macrophotographie du chromosome13, celui qui induit et règle la formation sur la rétine des cônes et des bâtonnets14. La clé du hors champ qui rétablit une certaine lisibilité serait donc là, sous l’œuvre, inscrite partiellement sur le carton qui la nomme, en nommant au passage une image autrement innommable. Autrement indéchiffrable15.
Ressac
On le sait bien, il y a toujours quelque chose que tait l’image, cette part d’irreprésenté qu’elle résiste à dévoiler ou qu’elle consent librement à laisser émerger. Hors champ et tache aveugle prennent part aux jeux de la représentation dans les photographies à partir desquelles s’est construit ce texte découpé à leur image, c’est-à-dire à la lumière d’un hors champ semé de taches aveugles.
Ainsi donc s’est exercée la part d’un spectateur, faite de mémoire et d’induction, qui mêle ce qu’il sait à ce qu’il voit, ce qu’il entend dans ce qui lui est donné à voir. Dans la clôture du discours, quand les mots plient bagage, restent les œuvres toujours libres d’exciter l’imaginaire à leur gré, irréductibles. Comme elles l’entendent.
1 Les Soeurs de la Visitation, La salle du chapitre, La Pocatière, 1991.
2 Les Soeurs Carmélites, Le cloître, Montréal 1996.
3 «Thus the blind remained through history as ineducable mendicants, who only came to the fore when their sightless eyes were replaced by an inner vision». Patrick, Trevor-Ropper, The World Through Blunted Sight, Penguin Press, 1988, p. 160.
4 Miraculeusement, ils lui seront rendus ; la pénitence était démesurée. Les saints, avant de le devenir, sont si excessifs : le châtiment doit rester à la mesure du «crime»… Troublant détail : au VIIe siècle, en Angleterre, était introduit l’aveuglement comme châtiment pouvant être substitué à la peine de mort. Ibid. p. 157
5 «J’explore des idées très spécifiques, comme la vie après la mort, le hasard, le sentiment de perte… À mon avis, ces questions sont très importantes, puisque nous en faisons régulièrement l’expérience. Mais elles ne peuvent être vues, seulement suggérées…». Duane Michals. Entretien de Jennifer Couëlle avec Duane Michals, CV Photo, n° 44.
6 La Vanité est à l’origine de la nature morte ; elle apparaît dès le XVe siècle aux Pays-bas. Voir à ce sujet Charles Sterling, Still Life Painting : From Antiquity to the Twentieth Century, New York, Harper and Row, 1981, p. 47-48.
7 Dans la série Études (Quand la terre retient), Auschwitz-Birkenau, 1996, présentée du 11 avril au 4 mai 1996 à la galerie Yves Leroux.
8 «Les photos montrent une nature qui semble innocente (arbres, horizons, plans), mais qui est, dans les faits, liée à un passé insupportable. Elles transgressent la banalité des choses apparentes en donnant à voir le détail du tronc d’un arbre qui s’alimente à la terre et aussi au tombeau». Marie-Jeanne Musiol, Entretien avec Annie Molin Vasseur, Galerie Yves Leroux, document non paginé, 1997.
9 En fait, il s’agit d’une photographie de la lune prise d’un camion en mouvement, avec un long temps d’ouverture, qui a donné le titre à la suite où elle s’insère : Portrait de la lune en camion. Même quand le regard est informé de la chose, elle reste une forme dont on connaît le processus de production sans reconnaître néanmoins l’objet de référence.
10 Amusante, cette allure de gribouillis car c’est ainsi que l’enfant donne d’abord libre cours (vers l’âge de deux ans) à sa pulsion graphique. Ce n’est que peu à peu qu’il consentira à greffer des «histoires» à ses décharges motrices pour entrer alors dans le cycle des «gribouillis historiés». Voir Rhoda Kellog, Analysing Children’s Art, Palo Alto, Californie, 1970.
11 Daniel Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1996, p. 7.
12 Daniel Hogue, Chromosome 13 : vers l’ultime appropriation, 1996, bois, feuille de métal, photographie et fibre optique.
13 Le deuxième cercle, celui de droite, porte, quant à lui, une écriture en braille dont les protubérances sont produites par de la fibre optique… dans lequel il est question de la cécité d’Homère et de Borgès.
14 Une anomalie de ce segment de l’écriture génétique entraîne la cécité.
15 Voir au sujet du travail de cet artiste : Jean-Pierre Latour, «Machines aveugles et autres cécités», Espace n° 46, hiver 1998.
Historien de l’art et critique, Jean-Pierre Latour est chargé de cours à l’Université du Québec à Hull et à l’Université du Québec à Montréal. Coauteur du tome II de l’ouvrage Les Arts visuels au Québec dans les années soixante (VLB, 1997), ses articles ont été publiés dans diverses revues culturelles québécoises, notamment dans ETC Montréal, Espace, Moebius et Conjonctures. Il publiait en mars dernier Ulysse en trois temps (Axe Néo-7 et Le Sabord, 1998), une théorie-fiction associée à un récit imagé de Jean-Yves Vigneau.