Leo Divendal – Sylvain Campeau, Terezin. Théâtres d’ombres

[Hiver 1998-1999]

par Sylvain Campeau

«La vision […] c’est le moyen qui m’est donné d’être absent de moi-même, d’assister du dedans à la fission de l’être, au terme de laquelle seulement je me ferme sur moi.»1

Si c’est ainsi que doit être compris le phénomène de vision, si ce mouvement par lequel je suis projeté et me projette dans le monde doit être ainsi saisi, si cet effort hors de moi est aussi une aliénation vécue du dedans, alors il ne faut pas oublier ce moment où, dans cette absence, je me retourne pour me regarder et me voit; où cette scission est visible dans ce mouvement, là toute fraîche, béante et sur le point de se refermer. S’il faut ainsi tout ramener à ce mouvement et cette fissure, que dira-t-on dès lors des prothèses que l’on se donne pour voir encore, plus loin dans le temps, ce qui a été vu une première fois, juste avant ce retour de la vision qui se détourne de la chose embrassée du regard pour revenir à cette ouverture que l’on fît en allant, loin de soi, éclaireur, regarder ?

C’est sans doute ce dont il est ici question, dans ce théâtre d’ombres saisies par la photographie, que nous propose Leo Divendal. Chacune de ses images est auréolée d’une sorte de lumière nordique, venue des multiples réflexions et irisations de la lumière sur cette blancheur, s’infiltrant d’une fenêtre tournée vers le nord. Cette lumière basse des jours d’hiver, douce, presque câline, fait littéralement naître les images et les récupère de l’ombre dont elles étaient tout entières enduites. Décrire ainsi l’art de Leo Divendal n’est pas tomber dans la pure et simple métaphore, n’est pas recourir à la figure de style. En effet, l’artiste est connu pour son travail d’images tirées d’archives et mises en scène dans un contexte différent. De même, trouve-t-on dans un livre qu’il a publié, nombre d’images prises à Terezin en Tchéquie, où les nazis avaient installé l’un de leurs camps de concentration. Il s’avère que Divendal, juif par son grand-père maternel, y a perdu quatre grand-tantes, ainsi qu’il a pu l’apprendre par le plus grand des hasards alors qu’il a retrouvé, dans les archives familiales, la liste des noms de parents déportés sous l’occupation allemande.

Sur ces images de lieux de mémoire brûlante, comme sur celles des portraits qui les précèdent, il y a un même difficile trajet de la lumière, comme s’il lui était ardu de pouvoir venir à être, comme si les méandres qu’elle devait traverser en étaient presque venus à l’éteindre.

Puis lorsqu’elle parvient enfin jusqu’aux choses et aux êtres saisis, elle est si latérale, si insidieuse qu’elle les chosifie, les singularise encore plus. Elle les enrobe, tel un écrin, de sa luminescence et devient elle-même presque chose, matière palpable qui les amène à être et les dérobe. Objets et choses semblent ainsi se draper d’elle pour obtenir consistance et valeur, semblent aussi, de fait, se détourner de nous, exister par-devers l’acte qui les révèle et les constitue. Lumière et choses se donnent mutuellement naissance. L’opacification des matières photosensibles que requiert toute image est ici représentée par la manière même d’enrober de lumière les existants.

Revenons-en à la proposition de départ : la vision est le moment d’une absence à moi-même, lieu d’une fission de l’être, préliminaire à l’instant où «je me ferme sur moi». Alors cette photographie qui caresse l’histoire de parents littéralement annihilés par l’Holocauste, oblitérés de même de la mémoire de leurs descendants, cette prothèse employée pour conserver cette image dont je me détourne, sert aussi à faire en sorte que l’image elle-même se referme sur sa matité, sur son histoire propre; qu’elle devienne une énigme, muette.

C’est peut-être cette apparente torpeur, cette indolence des images, des visages, des lieux et des vestiges saisis qui frappe chez Divendal. On sent bien que ce ne peut être là, la manifestation d’une inanité, que quelque drame est sans doute là, quelque part, tapi, à se jouer dans ces images. Trop de mystères s’y dérobent, trop d’innocence s’y manifeste. Dans leur suite, où l’on peut aller du parc où s’amusent et gambadent des enfants, à cette pierre tombale à l’épitaphe hébraïque, dans cet enchaînement qu’unit une lumière opaline, il y a trop de candeur pour que celle-ci ne soit pas la manifestation de dérobades subtiles.

Leo Divendal est aussi connu pour ses photographies prises à partir d’archives. De là, sans doute, provient l’apparente qualité asémantique de ses images. Butiner dans des archives et en tirer des photos sans commentaire va à l’encontre de la valeur documentaire que la photographie possède encore. Car de telles reproductions suggèrent une conservation de choses signifiantes en elles-mêmes mais devant passer par le commentaire pour que soit donnée leur signification. Comme Divendal livre ses images sans légende aucune, sans sous texte en donnant la teneur, si ce n’est le lieu qu’elles suggéraient à l’origine, information de seconde main elle aussi, il en résulte une certaine asepsie. L’œuvre de Divendal travaille le monde environnant comme un repaire d’archives, mais sans l’effort dénotatif du langage sous-jacent. Il amasse et répertorie des images, en enfilade, dans une présentation qui fait fi elle aussi de la série signifiante. Il y a, en cette série, quelque chose qui résiste et se résorbe en chaque image, quelque chose qui participe de son autarcie signifiante, qui montre un travail du sens sans en donner le contenu. Il y a un sens obtus, «signifiant sans signifié», discontinuité, qui nous suspend «entre l’image et sa description, entre la définition et l’approximation»2. En fait, on peut facilement croire que, pour Divendal, ce recycleur des images d’archives, il en serait de cette série comme d’une machination qu’il a fomentée à son propre endroit et dont le point de départ serait origine du hasard. Car, loin de pouvoir traiter avec indifférence les informations archivées de sa famille, il a dû, cette fois, faire l’expérience de ce sujet scindé puis reformé par le regard qu’il a posé, et prolongé par la photographie, sur les lieux de Terezin.

1 Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, Editions Gallimard, Collection «Folio/Essais», Paris, 1964, p.81.

2 Roland Barthes, L’Obvie et l’obtus, Éditions du Seuil, Collection «Tel Quel», Paris, 1982, p.55.

Leo Divendal vit et travaille à Amsterdam (Pays-Bas). Photographe, théoricien de la photographie et commissaire d’expositions, il a entre autres réalisé une série de petites expositions et de publications intitulée Hors des archives, dans les archives, à partir de la Spaarnestad PhotoArchives, à Haarlem. Il travaille actuellement sur un vaste projet à partir de son travail photographique sur le thème de l’Architecture de la mémoire. La série sur le camp de concentration de Terezin en fait partie.

Commissaire indépendant, critique d’art visuel et poète, Sylvain Campeau a récemment participé à l’ouvrage collectif La Face, Un moment photographique (Dazibao), au catalogue Encontros da Imagem (Portugal) et à la revue espagnole Papel Alfa. Cette année, il publie Exhumation, son troisième recueil de poésie et veille à la réédition de Psyché au cinéma du poète québécois Marcel Dugas, tous deux chez Triptyque.