Le Mois de la Photo à Montréal 1999, Le souci du document – Christine Desrochers

[Hiver 1999-2000]

Sous la direction de Pierre Blache, Marie-Josée Jean et Anne-Marie Ninacs, publié par Vox, centre de la diffusion de la photographie et Les 400 coups, Montréal, 1999, 233 pages.

Le propre de l’événement – que l’on peut rapprocher de ce que la philosophie grecque appelait le Kairos, le sens de l’opportunité – outre son aspect ponctuel et éphémère, est d’être intimement lié au phénomène qui l’actualise, qu’il visibilise.1

Dans un numéro récent de L’Actualité2, Richard Martineau reprenait cette citation de Michel Maffesoli qui ouvrait la toute dernière édition du catalogue du Mois de la Photo afin d’accuser le caractère trop souvent abscons, selon lui, du langage des théoriciens de l’art. Pour le rédacteur en chef de Voir, ces quelques lignes en introduction, se révèlent un parfait exemple de l’attitude volontairement obscurantiste des critiques.

Outre le fait que cet article de Martineau soit totalement dépourvu de rigueur analytique – trois petits extraits de textes lui suffisent pour caractériser le discours de tous les critiques d’art ! – on peut également déplorer qu’il n’a de toute évidence pas lu ledit catalogue. J’aime à penser que si son travail avait été effectué proprement, il se trouverait peut-être embarrassé de cette allusion défavorable car les textes regroupés dans ce dernier catalogue du Mois de la Photo sont tout, sauf impénétrables3.

Cette publication constituera probablement une source incontournable de références pour comprendre les questionnements offerts par la photographie documentaire des années 1990. L’ouvrage présente le catalogue des quinze expositions qui composaient le volet thématique Le souci du document et trois réflexions théoriques qui situent clairement les enjeux actuels soulevés par cette pratique de la photographie. L’intérêt de ce recueil de textes réside dans la diversité des points de vue qui y sont énoncés ainsi que dans les débats que ces divergences d’opinion soulèvent. Vincent Lavoie nous offre un texte dans lequel il critique durement les approches documentaires qui continuent de privilégier une esthétique de la compassion et une apologie du paupérisme d’où son titre cinglant : « Photographie de la misère – misère de la photographie ».

(…) la tradition documentaire a avalisé deux principales options photographiques : l’une exacerbant parfois jusqu’à l’horreur les attributs de la déchéance physique et morale ; l’autre procédant à la valorisation éhontée de la banalité, de l’ordinaire, de l’infra-événement. Ces deux axes – l’un humanitaire, l’autre communautaire – sont obsolètes, à la fois parce que la rhétorique du premier est périmée et incapable de produire les effets sociaux impérieusement réclamés par l’actualité, parce que la « dictature du vécu » instaurée par le second légitime un néo-académisme des plus conservateurs (…).4

Pour Lavoie, la photographie documentaire, plus que tout autre image, détient la vocation de représenter l’histoire. Dans cet esprit, les photographies se rapprochant du genre documentaire, tel qu’il le conçoit – on peut être ou ne pas être d’accord avec cette définition resserrée – sont celles qui refusent toute tentative d’individualiser l’expérience historique. À cet égard, les travaux de Willie Doherty, Hiromi Tsuchida et Hannah Collins satisfont les critères éthiques et artistiques de Lavoie. Ces productions pourraient, selon l’auteur, inaugurer une voie possible de renouvellement de la photographie documentaire.

Val Williams propose quant à elle une vision moins étroite de l’approche documentaire et valorise cette tendance narrative et subjective – ce que Lavoie qualifie de photographie communautaire – qui semble prédominer dans les années 1990. Prédomine-t-elle vraiment ? Du moins, lui a-t-on accordé une place importante dans la sélection des œuvres qui composaient le volet thématique de cette dernière édition du Mois de la Photo. Je pense ici aux expositions des commissaires Élène Tremblay, Marie-Josée Jean et Frits Gierstberg, pour ne nommer que celles-là. Williams relève, dans cette pratique documentaire des années 1990, une propension à confondre les genres. Le document photographique devient un composite intégrant entre autres influences formelles, les esthétiques de la mode et de la publicité. Pour Williams, « les frontières qui séparent les genres photographiques sont de plus en plus perméables5 » et ce fait résulterait en partie d’une libération des idéologies dominantes qui restreignaient l’apport de subjectivité et de créativité durant les décennies d’après-guerre. Sans nécessairement donner notre assentiment à ce rapport de cause à effet, il faut néanmoins reconnaître avec elle que, de plus en plus, les photographes d’allégeance documentaire jouent les limites souvent ténues entre la fiction et la réalité. À titre d’exemple, cette image de Nick Waplington présentée en couverture du catalogue oscille habilement entre deux univers photographiques : la photo de mode et le document social. Cette impression de brouillage culturel résulte en partie d’un phénomène propre aux années 1990 : ce n’est plus seulement le documentaire qui déborde de son cadre formel traditionnel mais aussi la photographie de mode qui de plus en plus joue le réalisme de l’instantané. C’est également le point de vue de Frits Gierstberg qui agissait à titre de commissaire pour l’exposition présentant la photographie documentaire des Pays-Bas :

(…) la popularité du documentaire a un lien évident avec l’évolution de la mode et des médias. Aujourd’hui, les frontières se brouillent entre les genres : la publicité s’approprie des images de l’actualité auparavant réservées au journalisme et multiplie les renvois à l’histoire de l’image photographique ; des photographes consacrés par le milieu de l’art contemporain connaissent un succès parallèle dans celui de la mode ; des « photographes-vedettes » du monde de la mode se voient présentés dans des expositions d’art actuel, etc. Ce ne sont là que quelques exemples de l’influence croissante des « créateurs d’images » (télévision, cinéma, photo, publicité) sur notre vision du monde, mais ils suffisent à formuler les enjeux actuels de la photographie documentaire.6

Si ces propos auraient gagné à être légèrement nuancés quant à leur généralisation sur le fondement des préoccupations actuelles de la photographie documentaire, ils situent néanmoins habilement cette rupture de frontières entre les disciplines de l’image qui alimente le développement d’une nouvelle esthétique de l’approche documentaire. Cette nouvelle façon de voir le monde n’a pas remplacé un savoir-faire que l’on qualifierait avec prudence de plus « traditionnel », elle le côtoie tout simplement comme en témoigne la diversité des propositions sélectionnées et présentées dans ce catalogue.

Il me faudrait encore de nombreux feuillets pour rendre compte de la richesse et de l’acuité des propos contenus dans cette publication. Entre tous les textes dont je ne peux relever la pertinence faute d’espace, je m’en voudrais plus particulièrement de ne pas mentionner celui de Joan Foncuberta qui philosophe avec humour sur la transparence et l’opacité du sens des documents photographiques7.

En terminant, j’aimerais souligner les qualités visuelles de cet ouvrage – le plus beau des catalogues publiés pour le Mois de la Photo – qui traduisent l’importance de cet événement montréalais dans l’horizon international de la photographie contemporaine.

1 Michel Maffesoli, La Contemplation du monde : figures du style communautaire, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 1993, page 152. Cité par Marie-Josée et Pierre Blache, « Introduction », Le Mois de la Photo à Montréal 1999, Le souci du document, sous la direction de Pierre Blache, Marie-Josée Jean et Anne-Marie Ninacs, publié par Vox, centre de la diffusion de la photographie et Les 400 coups, Montréal, 1999, page 11.

2 Richard Martineau, « 100% coton » L’actualité ,1er novembre 1999, vol. 24, No 17, page 113.

3 Force est d’admettre cependant que cette citation de Maffesoli placée ainsi en introduction pourrait annoncer une approche phénoménologique du document photographique et il est indéniable que de ce point de vue philosophique résulte parfois des textes moins accessibles qui demandent un effort intellectuel et un bagage théorique plus importants afin d’en saisir le contenu. Il faut déplorer ce recours trop fréquent, chez les théoriciens de l’art, à la citation philosophique en introduction car parfois cette stratégie discursive teinte faussement la teneur intellectuelle d’un texte.

4 Vincent Lavoie, “Photographie de la misère – misère de la photographie”, Le Mois de la Photo à Montréal 1999, page 44.

5 Val Williams, “De narration et d’histoire : la photographie documentaire des années 1990”, Le Mois de la Photo à Montréal 1999, page 14.

6 Frits Giertsberg, “Conditions humaines, portraits intimes : la photographie documentaire aux Pays-Bas”, Le Mois de la Photo à Monréal 1999, page 146.

7 Joan Foncuberta, “Sang fossile”, Le Mois de la Photo à Montréal 1999, page 190 à 192.