Le Mois de la Photo à Montréal – Mona Hakim

[Hiver 1999-2000]

6ème édition

Avec Le souci document, la 6ème édition du Mois de la photo à Montréal a visé juste. Après les remous d’une photographie immatérielle, il n’était pas inopportun de vérifier l’état du documentaire et son paradigme social, un genre qui fut longtemps collé à l’image même de la photographie et qui, plutôt mis sous silence ces dernières années, n’allait tout de même pas dire son dernier mot. Et il ne l’a pas dit… si l’on se fie au déploiement parfois extravagant de certaines œuvres proposées et aux transformations du visage traditionnel de ce que l’on nomme « documentaire ». Voilà une édition mieux ciblée par rapport aux livraisons antérieures soutenant un thème préalablement riche en réflexion, tant sur le plan esthétique que social. Échanges internationaux obligent, une place généreuse fut accordée cette année à la production des Pays-Bas, pays hôte. Mais où donc était passé le Québec?

Par l’entremise des deux expos-moteurs de l’événement présentées au marché Bonsecours : L’évocation et Habiter le présent, des commissaires respectifs Pierre Blache et Marie-Josée Jean, le documentaire a démontré sa capacité à jouer les extrêmes et à déjouer toute tentative de fixer des définitions arrêtées sur le sujet.

Dans une formule relativement traditionnelle de la prise de vue (sauf chez Alain Paiement), les sites paysagers de L’évocation soulignent un genre dont on ne se lasse guère, à condition de savoir en extirper les non-dits, les traces mnémoniques, les forces invisibles qu’il recèle. Car il y a un intérêt certain et soutenu pour les photos de paysages ou de lieux clos, sans retouche à peine, sans présence humaine, silencieuses mais ambivalentes, parfois même menaçantes, portées par le seul pouvoir d’évocation qui sourd des lieux et qui exigent nécessairement un regard lent.

Les six artistes de l’exposition réussissent à peu près tous ce pari et font preuve d’une assez bonne connivence entre eux. Entre les vastes et paisibles étendues des sites de Mark Ruwedel et les profondeurs de champ bloquées par les cumuls d’objets d’Ed Burtynsky, l’imaginaire est appelé à pénétrer comme à transcender les perspectives. Or à trop vouloir sous-entendre, Alfredo Jaar, lui, nous a renvoyé littéralement à côté de sa cible. Mais l’évocation ici a un visage social, qui transparaît en filigrane, et qui maintient plus que tout la force des images.

Dans la même lignée, retenons les paysages industriels du belge André Jasinski (qui auraient pu figurer dans l’exposition précédente), poétiques, un brin abstraits mais cachant mal les marques insidieuses du passage de l’homme. L’impact notoire du propos social dans les images de Geoffrey James (ici à son meilleur) provient, entre autres, de la présence récurrente d’une barrière étanche entre les territoires américains et mexicains, indice tangible des tensions muettes mais vives qui règnent sur ces terrains semi-désertiques. Quant à la série des Spa de Lynne Cohen – étranges intérieurs aseptisés et quasi surréalistes –, elle vient compléter ces corpus d’images axés sur des préoccupations formalistes, où la puissance du contenu réside précisément dans la mystérieuse quiétude des formes. Les Spa montrent peut-être le mieux comment la valeur de vérité objective s’écroule devant la précarité des apparences. On aurait toutefois aimé un plus grand nombre d’œuvres de cette artiste que l’on voit trop peu sur nos cimaises.

Avec Conditions humaines : portraits intimes (Maison de la culture Frontenac) on passe du paysage au portrait avec autant de plaisir. Dans une perspective documentaire attentive aux situations humaines, l’exposition nous plonge dans le quotidien de onze photographes hollandais dotés d’une empathie manifeste pour leur sujet. Jamais de complaisance dans ces personnages âgés et abîmés par le temps (Corinne Noordenbos), ni dans le récit poignant d’un ami atteint d’une maladie incurable (Koos Breukel). Ce qui frappe chez ces artistes est la juste distance qu’ils prennent vis-à-vis de leur sujet, celle-ci les maintenant dans un état de vulnérabilité et de confrontation qui ne peuvent qu’être des atouts supplémentaires dans le renouvellement de la fonction du document.

Il en va de même pour la rétrospective de Bertien van Manen à la galerie du Mai, résultat de ses incursions dans la vie courante de familles Russes et de mineurs résidant dans les Appalaches, entre autres lieux. La propre aura de l’artiste se laisse deviner d’une scène à l’autre sans jamais obstruer la grande fragilité, la précarité du quotidien de ces gens. Là réside la force de son travail. L’ingénieux dispositif de présentation conçu par Bas Vrœge – les images défilent sur des écrans suspendus que l’on observe bien calé dans des fauteuils – n’altère en rien le rapport d’intimité entre nous et les œuvres, bien au contraire. On parcourt les images comme des séquences filmiques, baigné par la musique et le déroulement du temps.

Sous un autre angle, Donigan Cumming y va cette fois d’un document social qui exploite encore davantage l’espace paradoxal entre la compassion humaine et la réalité crue du monde. La démystification provoquée par l’hypertrophie des personnages des trois bandes vidéo contribue éminemment à ce paradoxe. Dans la même mouvance, le paradoxe chez Richard Billingham flirte plutôt avec la suspicion. Auto­biographiques, et, tout compte fait, repliées sur elles-mêmes, les photographies de sa famille créent un malaise qui proviendrait d’une connivence douteuse entre les intentions de l’auteur et celles de ses sujets. Ce type d’images ne cesse de soulever de profondes réflexions.

Dans un registre opposé, l’exposition Habiter le présent exacerbe ce que l’on voyait pointer ici et là depuis un bon moment dans la photographie actuelle (et pas seulement dans la photo du reste) : représentation du banal, prise directe, multiplication outrancière de l’image, très grand format, couleurs rutilantes, mise en scène débridée. Nourris à même l’image publicitaire, le clip et la musique techno, les artistes de l’exposition (plusieurs sont dans la trentaine) s’interdisent les règles strictes, se distancient d’une vision sociale critique, et comptent bien nous en mettre plein la vue. Il faudra retenir de ce type de document, basé sur « l’expérimentation » comme le dit bien Marie-Josée Jean, le constat d’une jeunesse désabusée et inquiète, cherchant avant tout et à tout prix à se faire voir et entendre.

Or, la quantité d’informations véhiculées ici aboutit forcément à leur anonymat, à brouiller les pistes et à nous empêcher, en définitive, d’adhérer au contenu même des œuvres. Exemptent de toute mémoire, ces images d’une culture du présent nous oblige à les consommer à notre tour au présent. Ce sont plutôt leurs cris qui risquent de nous demeurer en tête. Avec sa fresque monumentale sur la situation du chômage à travers quinze pays européens, Pelle Kronestedt m’apparaît se démarquer du lot, par son point de vue plus critique et son engagement social apparent. On se surprend à observer longuement l’intimité et la sensibilité de certaines de ses scènes au quotidien.

Les photographies de l’exposition La couleur du confort va encore plus loin dans la distance et le vide que provoque leur séduction trompeuse. Ces jeunes artistes ont une telle obsession des détails, de la structure des formes et des couleurs exacerbées qu’on se demande s’ils ont un réel intérêt pour le moindre effet de sens que pourrait véhiculer leur sujet. Difficile ainsi de se sentir concerné par leurs images.

Le rendu relativement agressif de ces saisies brutes du réel a plus ou moins d’écho chez les photographes québécois. Certes les marques du quotidien préoccupent plusieurs d’entre eux, mais leurs approches s’inscriraient davantage dans une optique poétique. Le post-documentaire actuel prend au Québec des ramifications qu’il vaudrait mieux examiner par rapport à ce qui se fait à l’extérieur. Aurait-il été superflu de profiter de l’occasion pour voir rassemblés ici les Baillargeon, Campeau, April, Clément, Carrière, Caron, Giguère et autres sous un même toit?

Pour terminer sur une autre note, soulignons au passage la belle exposition Les femmes photographes néerlandaises 1904-1953 montée par la commissaire Lucie Bureau (la très appréciée exposition de Tina Modotti il y a deux ans était d’elle), de même que la rétrospective d’Arnaud Claas, fort à propos dans le contexte de l’événement, et dont l’excellent accrochage de la part de Franck Michel a su pallier la tiédeur de certaines œuvres. Dans un autre ordre d’idées, la jeune Éliane Excoffier nous a offert un Lexique de beauté d’une bonne qualité esthétique que l’on apprécierait toutefois dans un corpus mieux resserré; à suivre. Pour continuer dans les étrangetés du corps, Paul Lowry avec Commedia : The Physiognomy of Dementia est resté fidèle à une production troublante et franchement audacieuse ; on aime.