[Printemps 2000]
Propos de Geoffrey James recueillis par Jacques Doyon, le 29 février 2000
Le Projet de Lethbridge est né du hasard d’une rencontre avec Joan Stebbins, la conservatrice de la Southern Alberta Art Gallery. J’avais visité Lethbridge pour la première fois au début des années 70 et j’avais été frappé par l’extraordinaire paysage de la ville, notamment près du fleuve. Ce premier souvenir m’est toujours resté. Lorsque j’ai rencontré Joan, je lui ai mentionné mon intérêt pour Lethbridge et le projet a tout simplement commencé ainsi.
Je voulais faire un livre. Je crois profondément que le livre représente une partie très importante de l’histoire de la photographie, qu’il en constitue le cœur. Il n’est pas seulement un support ; il suppose une façon d’utiliser la photographie qui diffère complètement de celle de l’exposition. La relation à l’image est plus intime, et la séquence y est primordiale. Pour l’exposition à Lethbridge, j’ai sélectionné vingt-deux images en deux ou trois jours; ce fut facile. Mais pour mettre en séquence les quelques quarante ou cinquante images du livre, cela m’a pris deux ou trois mois. Ce fut la même chose pour Running Fence. Et on découvre dans le livre des images – que je n’avais pas remarquées de prime abord – qui sont meilleures que plusieurs des photographies de l’exposition. C’est pourquoi j’aime les livres, ils sont plus profonds, plus fascinants.
Je n’ai finalement pas passé beaucoup de temps à Lethbridge, un mois réparti sur quatre visites, et j’ai fait quelque 250-300 images. Lorsque je photographie, je bouge tout le temps : j’essaie de comprendre la ville et je cherche la bonne lumière. Lethbridge est touchante : ses rues sont très larges, il y a une sorte de transparence et la lumière y est extraordinaire. Parfois, je crois même qu’il n’y a pas de sujet, qu’il n’y a que les conditions de la lumière. Tout le travail assez rigoureux sur l’agencement des plans, je le fais intuitivement. II y a ainsi dans le portfolio une photo d’un pont ferroviaire exceptionnel, le High Level Bridge. Il m’a été vraiment difficile de saisir le moment précis où les ombres se projettent de cette façon si particulière sur les collines : cela n’arrive qu’en une saison et on n’a que cinq minutes pour prendre la photographie. J’ai fait beaucoup de photos de ce pont immense et pratiquement impossible à photographier : lorsque l’on s’éloigne un peu, il devient banal, presque une illustration ; quand on s’approche, on ne le voit plus.
Dans le Projet de Lethbridge, la ville et la nature se mêlent. L’histoire sociale de Lethbridge transparaît encore, même si beaucoup de choses ont été démolies. On retrouve, par exemple, les vestiges d’une mine de charbon et des maisons de mineurs. J’ai fait la photographie d’un hôtel qui n’en est plus un, avec un centre d’achat en contre-jour. Puis, celle d’une maison atypique en plein cœur de la ville, très frappante. Lethbridge se traverse en vingt minutes… et on se retrouve devant la prairie, avec une extraordinaire ouverture sur le paysage. Une des photos du portfolio ne montre ainsi qu’un poteau téléphonique et un chemin qui se perd dans l’horizon plat et vide : c’est la 30th Street West, qui se trouve actuellement à 200 ou 300 mètres de la ville. Dans deux ou trois ans, ce sera une banlieue. Ce qui m’intéresse tout particulièrement, c’est la façon dont ce paysage est habité et aménagé. En général, ce n’est pas très bien fait. C’est une affaire d’argent. Les maisons de banlieue ont toutes un air identique, fait d’un mélange de styles stéréotypés. La dernière photographie du portfolio montre un terrain de golf, le Paradise Canyon. Les parcours de golf me fascinent parce qu’ils constituent, d’une certaine manière, la seule forme sérieuse d’aménagement paysagiste de ce siècle, la seule dans laquelle de l’argent et du travail ont été investis. Il y a des terrains de golf extraordinaires, qui sont comme des jardins, dans lesquels les gens s’excitent en frappant sur une petite balle.
J’ai beaucoup lu sur l’histoire des jardins et du paysage, sur les esthétiques de la nature. Je connais tout cela plutôt bien et je l’ai aussi beaucoup photographié. Mais, je n’ai jamais fait de photos de soi-disant terres sauvages, ou soi-disant terres vierges; c’est toujours le paysage culturel qui m’intéresse. J’aime aussi beaucoup photographier les villes ; elles me fascinent de plus en plus. De fait, j’ai commencé par photographier la ville, en amateur, au moment où j’étais journaliste.
C’est plus tard que j’ai photographié les jardins italiens et ce fut en partie le fruit du hasard. La fascination que j’éprouve pour les jardins italiens remonte à mes tout premiers souvenirs d’enfance dans cette Italie où j’ai vécu dix-huit mois lorsque j’étais tout jeune. J’en ai conservé des souvenirs très forts, surtout de mes visites des jardins de Rome. Mon projet sur les jardins italiens s’est amorcé suite à un séjour à Rome au cours duquel, après qu’une escorte ministérielle nous ait forcé à nous rabattre sur une petite route, je me suis retrouvé devant une sorte de cirque romain, avec une maison extraordinaire et un palmier. C’était le soir et la lumière était très intense et j’ai été complètement estomaqué. À cause de ce moment, j’ai fait sur la « campagna romana » un grand projet comportant très peu d’images. C’est ainsi : il y a au départ un intérêt, un projet, et puis viennent les occasions, le hasard.
J’ai ensuite été invité à faire une résidence à la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignons, pour un projet sur les jardins. J’ai toujours été fasciné par Le Notre et tous les jardins du XVIIe, les grands jardins baroques français, mais je me suis vite rendu compte que Atget avait déjà tout fait. Atget demeure pour moi une sorte de modèle quant aux possibilités de la photographie. Tous ces jardins étaient hantés par lui ; il devenait ridicule et impossible pour moi de les photographier de nouveau. J’ai trouvé un seul grand jardin qu’il n’avait pas photographié, celui de Marly-le-Roy, et j’en ai fait de très belles photos; mais Versailles et tous les autres m’étaient devenus interdits. Je me suis alors demandé ce qui s’était passé durant la Révolution Française. Puis, j’ai rencontré Monique Mosser, une historienne extraordinaire qui sait tout de cette période et qui m’a beaucoup aidé. J’adore Morbid Symptoms, le livre qui a résulté de notre rencontre. Il est très intense et, en même temps, très innocent : une sorte de recherche folle autour de lieux de délires sacrés, proposant un sous-texte littéraire aux jardins. Chacun de ces jardins est lié à un auteur : le Marquis de Sade, Rousseau, même Flaubert… C’est fascinant et très enrichissant.
Après les projets européens, je me suis demandé quel pouvait être l’équivalent de ces esthétiques en Amérique du Nord. Ma réflexion s’est amorcée à la lecture du texte de Robert Smithson sur Olmsted et j’ai approché Phyllis Lambert en lui disant qu’il n’y avait absolument aucune image de ce que Olmsted avait fait. C’est ainsi que le projet a pris corps. Je percevais dans les jardins d’Olmsted une sorte de déclin terrible de l’idée même de l’espace commun. Très souvent, ces parcs étaient devenus des lieux dangereux, notamment à Chicago. Et l’historienne du projet nous avait avisés de ne pas aller au nord de Central Park. Cependant, le critique du New York Times était manifestement hostile lorsque je lui ai tenu ce propos lors d’une entrevue. C’est une réalité que les Américains ne veulent pas entendre, qu’il ne faut pas nommer. Il existe pourtant des histoires épouvantables. Ainsi, cet ami d’un ami qui s’intéressait aux rites amérindiens et qui, sur sa bicyclette toute neuve, venait assister à une cérémonie près du cimetière de Prospect Park, à Brooklyn, et qui a été tué par des adolescents, en plein jour. Il est mort dans le grand pré, dans les bras d’une femme étrangère, avec son enfant.
Le projet d’Asbestos introduit un nouveau développement dans ma démarche. On m’avait parlé de cette région dont je n’avais jamais vu d’images. Et la vision des montagnes d’amiante a été une fois de plus une révélation. J’aurais pu faire des images abstraites et belles, mais je voulais quelque chose de plus austère, déroutant la perception : j’ai notamment effectué un jeu sur l’échelle qui rend très difficile de percevoir la grandeur réelle des montagnes. En un sens, ce projet m’a beaucoup réorienté et encouragé. Je l’ai pourtant fait impulsivement. Rick Rhodes m’avait invité à faire une exposition à Power Plant et je lui ai mentionné ce projet sur l’amiante. Il a été tout de suite intéressé et, un mois plus tard, m’a proposé d’exposer avec Anish Kapoor. Ce qui était une association absolument géniale. Par la suite, Hugh Davies, qui avait organisé l’exposition de Kapoor, m’a invité à venir travailler au Musée de San Diego. Je n’étais toutefois pas très intéressé au début, puisque je ne voyais pas trop ce que j’allais pouvoir y faire. Mais, au moment où j’ai vu la frontière, je me suis dit : c’est aberrant, c’est brutal, c’est extraordinaire !
Je commence présentement un nouveau projet dont le titre est « 905 », le code régional de la région métropolitaine de Toronto. J’ai l’intention de le réaliser en couleur. Un grand changement pour moi, mais qui me semble approprié pour ce sujet. Walker Evans a dit : « la couleur, c’est parfait pour tout ce qui est vulgaire ». La banlieue, ici, est hallucinante. On trouve, par exemple, un village islamique et une mosquée juste à côté du Canada’s Wonderland. Il y a des lieux comme ça, complètement étranges. Il y a 20 ans, un géographe m’avait dit que, de la tour du CN, on pouvait voir les 2/3 du territoire agricole canadien classé A. C’est tout cela qu’on détruit. Ce n’est pas si évident bien sûr car on replante des arbres, on fait des efforts. C’est très chic. Il y a aussi la moraine de Oakridge, l’endroit où tous les fleuves de la région prennent leurs sources, qui est l’objet d’intenses spéculations de la part des contracteurs. Un débat public existe bien sûr, mais finalement les citoyens sont tout à fait impuissants face à ce pouvoir économique. Il n’y a pas la moindre planification. Depuis Mike Harris surtout, on est de retour au Wild West…
Jacques Doyon a été assistant-coordonnateur au Lieu (1982-84) et membre du comité de rédaction de la revue Inter (1985), directeur artistique de la galerie Optica (1985-88), puis critique et commissaire indépendant, notamment pour l’exposition Photo/Sculpture (1988-91). Il a été agent au Conseil des arts du Canada pour la photographie, les arts visuels et l’architecture (1992-97) et éditeur des publications pour l’Association des musées canadiens (1999). Avec Richard Gagnier, il prépare actuellement, en collaboration avec Axe Néo-7 et le Diefenbunker, une exposition sur la guerre froide qui ouvrira en juillet 2000.
Geoffrey James a commencé à photographier dans les années 60 à Montréal. Il a pris part à des expositions internationales de premier plan, telles Documenta IX et Prospect 96, et a reçu des bourses de la Guggenheim Foundation et de la Graham Foundation, à Chicago, de même que le Prix John Lynch Staunton du Conseil des arts du Canada. Sept livres ont été consacrés à ses photographies.