Isabelle Hayeur, Les Paysages incertains – Sylvain Campeau

[Printemps 2001]


Galerie Verticale
Du 18 avril au 27 mai 2001

Le paysage, rappelons-le, n’existe pas hors du geste qui le constitue. Il ne préexiste pas à l’image qui le construit. Sans ce cadre au sein duquel il se compose, il n’est point de paysage. Dans ce mode esthétique, on assiste donc à une sorte d’innéité construite de la nature, à sa fabrication intellectuelle (Anne Cauquelin, L’Invention du paysage) comme forme immanente, dans un geste idéologique qui, paradoxalement, renforce en nous cette impression d’éternité idéelle d’une substance qui serait, de concert, à la fois nature et paysage. L’un reconduit immanquablement à l’autre et lui sert de faire-valoir. Cette relation d’équivalence entre nature et paysage, cette fonction idéale, maints photographes n’ont cessé de l’illustrer de manière ironique en exploitant des non-lieux du paysage ou ses formes vides, dans une sorte d’évidement de ces qualités sublimes. Fabrique intellectuelle pour fabrique intellectuelle, n’est-il pas préférable de montrer par là tout ce que le paysage peut avoir de mensonger et de fictif en présentant ostensiblement les règles de sa mise en scène ?

Or, on ne peut se résoudre à classer les images d’Isabelle Hayeur dans aucune de ces catégories duelles. Voilà des paysages qui ne laissent pas facilement voir les signes de leur construction. Ce n’est pas nécessairement après un premier tour d’horizon que la facticité de ces lieux nous apparaît. Il faut revenir sur nos pas, nous arrêter et nous interroger. C’est sans doute avec Impasse (Horizon de sable) et Impasse (Aux portes de la ville) que le doute s’infiltre. Dans la seconde pièce, une route s’arrête incongrûment, s’effiloche, dirait-on, sans raison, alors que l’arrière-plan montre la lointaine tour d’un immeuble résidentiel, surplombant sans doute une hésitante banlieue. Il en va de même avec la première pièce, Horizon : route dissuadée de prolonger sa course par un banc de sable inattendu.

Les Monuments anonymes sont encore plus inconvenants, pour peu que l’on s’y arrête. Car, enfin, à bien y penser, a-t-on jamais vu pareilles constructions de béton décrépit, juchées sur les parois de carrières abandonnées. Ces tours de garde montées sur pilotis ne surprennent que par leur masse inquiétante qui défie apparemment toute gravité. Seraient-elle plus légères qu’elles surprendraient moins et imiteraient à loisir les cabanes où contremaîtres et patrons dressent les plans des futures excavations.

Il appert que nous sommes ici en face d’images qui ne cherchent ni à construire le paysage comme donnée inaltérable de la nature ni à en montrer, par volte-face intellectuelle, tout ce qu’il doit au cadre grâce auquel il se compose. Nous sommes ici devant la substance agglomérée de nombreux ersatz de paysages, devant les restes aboutés de ce qu’ils furent lors de la prise d’images. Au-delà de cette donnée temporelle simple, peut-être doit-on aussi comprendre que ces paysages sont au-delà de toute prise d’images. Noyé dans l’image numérique, résultat de lointains souvenirs inchoatifs, le paysage apparaît dans sa nudité. Il « est une pure construction, une réalité entière, sans partage, sans double face (…) : un calcul mental. » (Anne Cauquelin, L’Invention du paysage, p. 164). Encore faudrait-il nuancer : c’est bien dans son aspect indiscernable, dans la ténuité des signes qui le rendent suspects, à la fois comme paysage réel et comme antithèse confondante, que cette transformation peut s’accomplir. Comme si, en lui, s’étaient agglomérés, jusqu’à se confondre et à ne plus s’imposer comme pertinences duelles, son caractère irréductible et les cadres multiples où il en déploie le spectacle.