L’image sidérante

[Automne 2001]

par Jacques Doyon

L’attentat du 11 septembre dernier a poussé l’impact de l’image médiatique à un nouvel acmé, avec l’inclusion à son scénario du moment où les diverses caméras allaient permettre au monde entier d’assister en direct à l’événement et le laisser de longues heures dans l’effroi de ce qui pourrait encore advenir.

Pour quiconque s’intéresse un tant soit peu à la fabrication et à l’impact de l’image dans nos sociétés, ce détournement médiatique est proprement stupéfiant. La déroulement de cet attentat, et sa mise en scène, ont condensé et surpassé tous les scénarios catastrophistes dont l’industrie cinématographique américaine nous abreuve constamment. Exécuté avec des moyens infimes en comparaison de ceux qu’Hollywood ou l’armée américaine peuvent mettre en œuvre, il a fait soudain paraître bien pauvre le spectacle du pilonnage de l’Irak, avec son esthétique « sons et lumières » et sa symbolique de feu d’artifice et de canonnade. Rien à voir avec la sidération opérée par cette mise en images de l’attentat et l’abîme qu’elle a soudain ouvert au cœur de nos démocraties.

La sidération provient de l’exacte similitude du scénario de cette opération avec ce qui constitue l’ordinaire de l’imagerie cathartique de l’Amérique et qui lui permet une sublimation de la violence sous-jacente au déséquilibre planétaire. Elle provient aussi du fait que ce « spectacle » répond très exactement à ce « surplus d’expérience » que réclame un auditoire de plus en plus en mal de réel et de sensations « vraies » (CNN et la guerre du Golfe, real TV, snuff movies, etc.). De plus, s’il s’avérait que cette opération ait été menée par des intégristes musulmans, il nous faudrait reconnaître que, bien que leur culture soit fondée sur une exécration de l’image, ces gens ont été de brillants élèves de l’Amérique, maîtrisant parfaitement les effets et l’impact de l’image. Nous sommes encore sous le choc d’avoir assisté en direct à une émasculation symbolique de l’Amérique. En donnant ainsi à l’Occident la mesure exacte de ce qui est courant dans toutes les autres parties du monde, en faisant ainsi coïncider très précisément l’image avec le réel, cet événement est venu briser l’effet anesthésiant de notre imagerie de la violence. Et cela en raison même de son caractère insou­tenable et de son horreur. Car, dans nos sociétés de l’image, les repré­sentations explicites de la guerre sont contrôlées et censurées.

Cet événement est effroyable, non seulement en raison du nombre de victimes civiles et de la possible escalade guerrière qu’il laisse entre­voir, mais aussi parce qu’il met en lumière les faiblesses et les responsa­bilités mêmes de notre civilisation démocratique. On le découvre peu à peu, la situation est beaucoup plus intriquée qu’il n’y paraît au premier abord. Certains commentateurs l’ont bien souligné : les factions extré­mistes n’existent que parce que des sociétés entières se voient évincées de tout ce que les images des médias font miroiter devant leurs yeux. Et il ne faut pas oublier que l’industrie de l’armement, l’une des fibres majeures de l’économie, aura demain comme clients ses actuels ennemis. Le seul espoir que nous puissions avoir aujourd’hui, c’est que la crise actuelle n’entraîne pas plus de guerre mais permette plutôt de policer la violence par l’intégration et la reconnaissance des droits des laissés-pour-compte de la mondialisation.

Car la démocratie n’a toujours correspondu au fond qu’à une chose : l’inclusion progressive de ceux qui en étaient exclus. À chaque fois, cet élargissement s’est accompagné d’une remise en question de l’image que la société se donnait d’elle-même et de ses membres. À chaque fois, il s’agissait de repousser un peu plus loin la frontière : cette limite où la différence devient une barrière infranchissable et se transforme en exclusion. C’est à ausculter un peu ces enjeux des frontières culturelles que vous convie ce numéro…