[Été 2002]
Éditions du Regard, Paris, 2002, 200 p., 100 illustrations
L’ouvrage s’ouvre sur une image, celle dite du Supplice des cent morceaux, montrant le découpage à vif d’un condamné chinois ; image qui a fasciné Georges Bataille toute sa vie et constitue une illustration de sa définition de l’érotisme, soit « une approbation de la vie jusque dans la mort ». La figure lumineuse du supplicié regarde vers le ciel en un paroxysme de la jouissance et de la souffrance combinées. Voilà qui constitue pour l’auteur le paradigme d’une conception moderne de l’érotisme. Les poupées d’Hans Bellmer, les photos avec cagoules et chaînes de Jacques-André Boiffard, les travestissements de Pierre Molinier et les Deux mille photographies du sexe d’une femme d’Henri Maccheroni s’inscrivent dans un tel érotisme conjuguant vie et mort.
Il en irait tout autrement de l’art contemporain développant un érotisme sans tragique et sans convulsions. Dominique Baqué propose ici une lecture stimulante de diverses pratiques de l’art contemporain des dernières trente années oscillant entre érotisme et pornographie. Elle nous livre des analyses détaillées d’œuvres marquantes, tout en les reliant aux développements d’autres champs de la culture contemporaine. Le tout constitue un tableau percutant de l’évolution de notre « culture » de la sexualité.
Dès les années 70, Larry Clark et Nan Goldin réalisent un genre de « documentarisme sexuel » dans lequel les actes sexuels se voient désublimés en étant réinsérés dans la trame du quotidien et de l’intime. Leurs œuvres s’attachent à des groupes relativement marginaux, mais inaugurent une esthétique de l’intime qui se répandra largement. Baqué ne manque pas de lier ces pratiques aux développements récents de la real tv et d’une certaine pornographie sur Internet où le privé se voit progressivement soumis à un régime du regard omniprésent, totalitaire et obscène.
La contamination de l’érotisme par la pornographie se voit exemplifiée par les œuvres de Koons, Serrano et Araki. Chez les premiers, les représentations empruntées directement à la pornographie relèvent d’une monstration glaciale et absolue de l’objet, d’un spectacle hygiénique et aseptique. Araki, au contraire, développe un art de l’obscène qui joue constamment avec le code pornographique et érotise tout son rapport au monde. L’ensemble de la production de ces trois artistes fait l’objet de longs commentaires contribuant à éclairer ces jugements. Baqué évoque ensuite d’autres travaux relevant d’une plastique hygiénique des corps : ceux d’Inez Van Lansweerde notamment, l’une des premières à retravailler numériquement ses images et à créer des corps aux chairs lisses, sans attributs sexuels, et ceux d’Aziz et Cucher, effaçant eux aussi les signes sexuels du corps, ou les reportant sur des objets extérieurs. À l’extrême opposé, on retrouve des travaux traitant la sexualité de façon grotesque et bouffonne : les œuvres de Paul McCarthy tout d’abord, figure tutélaire d’une dénonciation rageuse du formatage des corps et des désirs ; les performances d’Orlan, vendant ses baisers ou exposant sa vulve, ou d’Annie Sprinkle, exposant elle aussi son sexe au grand public, et d’Alberto Sorbelli, promenant son corps outrageusement travesti dans les grands musées. Le tout mis en parallèle avec une sexualisation outrancière et stéréotypée de la publicité.
Après un détour par l’évocation d’une littérature et d’un cinéma féminins et gay ébauchant une nouvelle érotique, Baqué traite ensuite de la déterritorialisation des identités corporelles par le biais du travestissement et de l’androgynie. Dans le milieu de l’art, une telle exploration trouve son origine chez Duchamp et se poursuit avec les Michel Journiac, Jürgen Klauke, Urs Lüthi et Pierre Molinier, mais se manifeste aujourd’hui plutôt dans les pratiques exemplaires d’un Matthias Herrmann ou d’un Yasumasa Morimura, mimant jusqu’au sarcasme les images-modèles de la sexualité, hétérosexuelles comme gay, dans la pure dérision.
Le survol de Baqué se termine sur des œuvres s’attachant à une transformation physique des corps, que ce soit par un retour à des pratiques associées à un certain « primitivisme » ou en explorant les possibilités des mutations promises par les nouvelles technologies. La culture du tatouage est magnifiquement représentée au cinéma dans les œuvres de Takabayashi et de Greenaway, tandis qu’avec les Fakir Musafar, Ron Athey et Bob Flanagan, ce sont les modifications corporelles, les mutilations et les situations extrêmes qui sont expérimentées dans des performances tenant parfois de la mystique, du sadomasochisme ou d’un « érotisme médical », quand ce n’est tout simplement du symptôme.
Les enjeux des nouvelles technologies ouvrent enfin à une possible obsolescence des corps et le passage à une post-humanité. Sterlarc en serait un emblème, avec une œuvre allant du « primitivisme » jusqu’au corps mutant. Les mutants et mannequins avec prothèses des frères Chapman et de Cindy Sherman, obscènes et grotesques, décortiqueraient une certaine vérité de la sexualité humaine sans désir. Mais l’érotisme posthumain se développerait du côté du clone et de la prothèse. On le trouverait chez Cronenberg notamment, cherchant de nouvelles zones d’intensité érotique dans le dysfonctionnement et le pathologique, et proposant un « érotisme de la prothèse ». Orlan, de son côté, représente le paradigme le plus radical du corps mutant, construit sur le refus du donné et du naturel. Enfin, les expériences du projet Cyber SMTM, à Cologne, visant à créer un corps virtuel permettant l’échange érotique par le biais de l’Internet, constituerait un degré de plus vers l’impensable d’une virtualisation du corps. Pour Baqué, le posthumain est ainsi la modalité selon laquelle la culture contemporaine réfléchirait le devenir du corps et de la sexualité. Les oppositions qu’elle esquisse entre le moderne et le contemporain demanderaient parfois plus de développements, mais l’ouvrage est riche de commentaires sur un très grand nombre d’œuvres non mentionnées ici et propose, ou parfois synthétise, des problématiques extrêmement stimulantes.