[Été 2002]
Evergon livre ici au spectateur, avec simplicité et respect, le corps nu de sa mère âgée. Preuve d’une situation qui a existé entre elle et lui. Puis il reprend la pose de sa mère « en Olympia », les constituant ainsi tous les deux en couple œdipien.La photographie, condamnée au singulier, si elle rejoint parfois l’archétypal, ne nous parle du corps vieux qu’à travers des « portraits ». Elle revient toujours à l’unique et à l’intime.
par Alain Laframboise
Nous disons : la Mort – et cette abstraction nous dispense d’en ressentir l’infini et l’horreur. En baptisant les choses et les événements nous éludons l’Inexplicable : l’activité de l’esprit est une tricherie salutaire, un exercice d’escamotage ; elle nous permet de circuler dans une réalité adoucie, confortable, inexacte. Apprendre à manier les concepts – désapprendre à regarder les choses…
— E. M. Cioran, Précis de décomposition1
Ronsard s’adressant à Cassandre, lui recommandait : « Donc, si vous me croyez, mignonne / Tandis que votre âge fleuronne / En sa plus verte nouveauté / Cueillez, cueillez votre jeunesse »2. Toujours au XVIe siècle, autres topoi, les peintres de l’École de Fontainebleau exposaient le corps féminin sous ses angles les plus avantageux et les plus provocants ou, pratiquant la dérision, montraient une matrone vendant les charmes d’une mignonne au sommet de sa fraîcheur, quand elle ne se retrouvait pas entre un jeune homme et un vieillard. D’autres encore peignaient une jeune femme convoitée par la Mort. Les poètes célébraient, dans leurs blasons anatomiques, le corps féminin nu, fragmenté en ses parties, tandis que médecins et artistes cherchaient à en percer l’opacité. On apprivoisait de la sorte « le corps féminin comme lieu de l’altérité et de la transcendance, comme rencontre de la mort, du désir, indissolublement liés dans l’idée du “péché originel” »3.
L’art classique représentait sous l’aspect d’un très vieil homme la figure du Temps, et on pouvait y voir aussi bien l’allégorie en question que l’image archétypale du vieillard noble et sage. Ici, avec Evergon, c’est un corps particulier qui s’offre en image de la vieillesse. Cette tradition est également ancienne. C’est celle du tableau qui nous montre, sans le moindre apprêt, une vieille femme. Ainsi le célèbre portrait intitulé La Vieille, de Giorgione, où l’artiste présente au spectateur cette femme très âgée tenant dans sa main gauche un court phylactère où sont écrits les mots col tempo. Certains historiens de l’art ont d’ailleurs voulu y voir le portrait de la mère de l’artiste mentionné dans un inventaire de la collection Vendramin, dressé en 1569.
Si la Beauté, telle que l’imaginait Baudelaire, s’adressant aux pauvres humains, affirme planer dans l’azur comme un sphinx, la vieillesse, elle, semble condamnée à s’incarner dans notre monde sublunaire. De même, la folie est passée des allégories de la Renaissance, figures entourées d’attributs symboliques, à l’image de leur définition, aux portraits singuliers de Géricault, tels son Monomane du commandement militaire ou sa Monomane de l’envie. Le regard sur la folie cherchera progressivement à ne plus voir celle-ci comme totale étrangeté, comme opacité infranchissable. La beauté est immortelle, voire intemporelle ; elle est perfection et abstraction, mais l’humanité imparfaite, soumise au temps, à la vieillesse, menacée dans l’intégrité de chaque corps, de chaque organe, ne peut s’incarner que dans le singulier.
Il y a dans ces photos d’Evergon qui invitent le spectateur à scruter un corps, livré à son regard curieux, une étonnante et paradoxale capacité de basculement du particulier au général. La photographie qui n’enregistre que du particulier a ce pouvoir de passer du modèle (celui qui pose) au paradigme, et de revenir au premier. Elle y revient d’ailleurs inéluctablement : la chose toujours avant le concept, le corps vieux avant l’image plus abstraite de la vieillesse, le portrait avant l’archétype.
C’est au cœur du particulier, du privé, de l’intime, qu’existe la vieillesse. Ce n’est d’ailleurs jamais la vieillesse, mais celle d’un homme, d’une femme ; un vieil homme, une vieille femme. Evergon le sait très bien, lui qui, en 1992, s’est photographié nu dans la pose du Manneken-Pis en réfléchissant sur la question de la décence ou plutôt de l’indécence. Se livrant dans la pose de la sculpture de Jérôme Duquesnoy, Evergon affirme :
Yet I know that the Manneken-Pis is loved and adored and honored while the photo of me will most likely have the opposite effect, where is our loss of innocence? Why is one sacred and the other considered profane?
What is the difference between a sixty centimeter statue of a cute chubbette pissing at the corner of Rue de l’Étuve and Rue du Chêne and a life size photo of myself – another chubbette – in the gallery Dazibao when in both cases the private has been made public?
Is something made by the mind of a mature man more innocent than the man himself?
Is it so hard to be delighted by an older body?4
Dans un récent travail, Evergon a choisi cette femme âgée pour la livrer à nos regards. Ce modèle est sa mère, Margaret Lunt, alors âgée de quatre-vingt-un ans5. Ici un corps et un nom propres. Les Autoportraits de John Coplans, sans visage, sans indications temporelles, spatiales ou circonstancielles précises, consacrés à l’exhibition fragmentaire du corps d’un homme d’âge avancé, abordent la question du vieillissement sur un mode plus générique et anthropologique que biographique, alors que le travail considérable de Donigan Cumming sur Nettie Harris, selon un mode qui est presque celui du documentaire, nous la livrent dans son environnement et dans des situations proches de celles de la vie quotidienne. Evergon, lui, extrait son modèle de toute référence domestique ou de tout cadre familier. Rien ne vient distraire le regard du corps de son modèle.
Spécificité de la photographie, condamnée au particulier, incapable, comme la peinture, d’abstraction, d’éloignement, toujours collée aux choses, aux personnes, qui nous montre toujours un corps à un moment précis de son histoire, dans des conditions uniques. La pornographie photographique, de dire certains, nous montre toujours la même chose, les mêmes gestes, les mêmes gros plans, les mêmes détails. Ils négligent une donnée essentielle : elle ne montre jamais les mêmes corps et les mêmes visages. Ce que le voyeur veut, c’est peut-être, c’est sûrement, on l’a assez lu et répété, reproduire un rituel évocateur qui lui est spécifique, mais ce que l’amateur d’images érotiques ou pornographiques veut aussi, c’est la variété, le changement dans l’identique, ce qui implique du particulier offert à sa scrutation. Il veut du singulier, du défini, de l’unique. D’où une certaine difficulté du discours théorique d’accompagner le voyeur dans son itinéraire puisqu’il va, qu’il retourne en-deçà des concepts, qu’il le ramène à la spécificité des corps individuels. Répétition, oui, et différence.
Cette scrutation lui livrera, ultimement, ce qu’il sait et redoute sans doute de découvrir, l’opacité des choses, la défaillance du sens, la déchirure entre deux ordres de réalité, d’expérience. À s’approcher ainsi, à fouiller du regard un corps, il en arrivera à l’aveuglement, il perdra de vue son objet pour un autre : le corps pour ses infimes détails, les détails pour la matière. De plus, ce corps n’est qu’image, et l’image le ramènera, elle, vers le support photographique. Dans ce doublet phénoménologique (l’image et ce corps qu’elle semble lui livrer), le spectateur ne connaîtra que le désaississement.
Ce modèle, c’est donc la mère de l’artiste, nue, livrée au regard de son fils6. La photographie est ici la preuve d’une situation qui a existé entre la mère et le fils. Outre le célèbre « Cela a été », on pense à un autre topos de la théorie moderniste : on « prend » en photo (to take). Notons, en passant, qu’Evergon a éclairé sa mère à la manière des photographes de culturistes qui mettent ainsi en valeur les muscles de leurs modèles et leur confèrent un caractère sculptural, alors qu’ici, cet éclairage vient souligner les détails et imperfections d’un corps octogénaire. Voilà un corps qui n’est plus objet de désir, dira-t-on. C’est un corps vieux. Oubliez la transgression œdipienne, dira-t-on encore. Non. L’écart chronologique entre la mère jeune, objet de convoitise pour le fils, et la mère vieille ne sert qu’à masquer la transgression. Malgré le temps, elle se livre à son fils et, malgré le temps, il s’approprie par la photographie l’objet de l’interdit. Ici, les dimensions parlent : Margaret Standing (Front) et quatre autres photographies de Margaret Lunt mesurent toutes 229 x 122 cm, leur format étant donc légèrement plus grand que nature. Deux photographies intitulées The Maid and the Black Cat Are Dead (Margaret) et The Maid and the Black Cat Are Dead (Evergon), chacune ayant 140 x 168 cm, viennent confirmer la lecture œdipienne de cet ensemble d’œuvres. Outre l’allusion explicite à l’Olympia de Manet, figure paternelle du modernisme, la symétrie spéculaire7 de ce portrait de la mère d’Evergon et de l’autoportrait de l’artiste, nus tous les deux, les posant en alter ego, établit symboliquement une situation où le fils se substitue au père auprès de sa mère. Il n’est pas innocent, c’est d’ailleurs Evergon qui le relate, que son père ait eu une attaque cardiaque suite à la colère qu’il fit après avoir vu à la télévision des photographies de son épouse les seins nus prises par leur fils.
La différence, le retard, le délai, devient l’alibi mais aussi la raison de ce projet à caractère œdipien et l’art vient modifier la nature de la transgression et, comme s’il le fallait, l’absoudre8. En ce sens, on pourrait croire qu’il y a dans cette production d’Evergon le relent d’une croyance maintenue en la sublimité, la sacralité de l’art, en son pouvoir de métamorphose. Que celle-ci soit véhiculée par le photographique, voilà qui renforcerait le caractère paradoxal du médium. Mais il y a mieux, il n’y a dans ces photographies que l’image sans apparat et sans rhétorique d’un corps en état de vieillesse, le regard sans pathos du modèle, un refus d’effet et un parti pris de littéralité beaucoup plus puissant que tout désir de transcendance.
1 E.M. Cioran, Précis de décomposition, Gallimard, « Les Essais », 1949, p. 173.
2 C’est, bien sûr, l’Ode à Cassandre.
3 Blasons anatomiques du corps féminin, suivi de Contreblasons, préface de Pascal Lainé, Paris, Gallimard, 1982, p. 7.
4 Evergon, « The Re-Enactement of Manneken-Pis », TROIS, (Corriger les lieux – Après la photographie de voyage), vol. 6, nos 2-3, hiver-printemps 1991, p. 34.
5 C’est à sa demande qu’Evergon a réalisé ces photographies. L’unique frère de l’artiste est mort du sida en 1990 et son père est décédé d’un cancer en 1998.
6 La mère d’Evergon a déjà posé pour lui auparavant. Elle fut, entre autres, la Ramba Mama de sa série des Ramboys, en 1992, sorte de figure tutélaire, puissante et occulte, le torse nu et le visage caché sous un masque de bouc.
7 La simple observation des fleurs dans le vase apparaissant dans les deux photographies permet de constater que le négatif de l’une d’entre elles a été renversé pour obtenir cette parfaite spécularité.
8 Parlant de ces photographies, Evergon a déclaré : « Je crois qu’elles sont choquantes. Même pour moi. Mais je ne crois pas qu’elles soient crues ou sensationnalistes. » Dans « Margaret et lui », Stéphane Baillargeon, Le Devoir, 12 sept. 2001.
Spécialiste de l’art de la Renaissance, Alain Laframboise enseigne l’histoire et la théorie de l’art à l’Université de Montréal depuis 1976 et a publié plusieurs textes critiques consacrés à l’art contemporain. Il expose aussi depuis 1983 des œuvres mettant en jeu les dispositifs de la représentation : d’abord sous forme de « boîtes » aux techniques mixtes pour ensuite emprunter surtout au médium photographique.