[Été 2002]
Les mises en scène épurées d’Olivier Christinat s’attachent à des portraits ou à des nus de jeunes femmes en une sorte de huis clos entre artiste et modèle qui outrepasseraient les limites de la pudeur.
À distance cependant du strict souci de plaire, Christinat neutralise l’érotisme par le biais de son regard ascétique et de son obsession du dépouillement.
par Lyne Crevier
On reste médusé face aux images d’Olivier Christinat. Une aura particulière émane de chacune d’elles à travers des mises en scène sobrement cadrées. Ses portraits et ses nus affichent une « lignée » de jeunes femmes endossant à ravir le rôle du modèle.
Chez Christinat se retrouve le désir de « soumettre » le portraituré à un huis clos, comme jadis on savait le recréer dans l’atelier de l’artiste, en favorisant toutefois les corps parcellisés, en amorce, en gros plan…
Une telle intimité avec le modèle force les limites de la pudeur. Non pas tant celles de la nudité du corps que parfois celles d’une tête cadrée au plus près. Ainsi l’ovale d’un visage aux joues rosies peut offrir un regard farouche en montrant bien là toute l’ambiguïté qui s’établit entre les « protagonistes » de cette fiction.
Roland Barthes y voit même un rapport de force, qui ne peut aboutir qu’à une image-fiction : « La Photo-portrait est un champ clos de forces. Quatre imaginaires s’y croisent, s’y affrontent, s’y déforment. Devant l’objectif je suis à la fois : celui que je me crois, celui que je voudrais qu’on me croie, celui que le photographe me croit, et celui dont il se sert pour exhiber son art.1 »
Mieux, le portrait photographique ne sera toujours que le croisement de deux désirs. Il se peut néanmoins que la tension entre les regards échoue lamentablement en cours de route : inévitable sera la rupture.
Après de tels déboires, des images, heureusement, subsistent. Et cela est d’autant plus troublant que Christinat se dit « fasciné par l’extrême immobilité de l’image qui, à force d’être regardée, finit par prendre vie2 ».
Une vie qui n’a plus grand-chose à voir cependant avec la forme canonique du portrait selon laquelle l’on représentait le plus fidèlement possible les traits d’un visage. La culture contemporaine fait état désormais d’« une défaite du visage et d’une mutation radicale du sujet3 » ; par conséquent, l’on serait passé de l’ère du portrait à celui de l’antiportrait ou de l’autoportrait.
« […] Si un portrait doit rendre fidèlement l’image de quelqu’un alors je suis un très mauvais portraitiste, avoue Christinat. Et si l’on me reproche de faire des autoportraits au travers de mes portraits, ce n’est sans doute pas indifférent.4 »
En outre parmi ses œuvres, les références bibliques pullulent. Pourtant il n’est pas question ici de renouveau chrétien mais plutôt d’une absorption de la religion dont l’artiste est issu. Sa réflexion sur le nu porte également sur la notion de corporéité qui distingue notamment l’art des années 1990.
Les nus de Christinat n’ont pas pour but de plaire. Sur fonds grisâtres ou verdâtres, il cadre frontalement de jolies femmes à la poitrine offerte, les mains croisées à plat sur une table, le regard fixant l’objectif sans minauderies. L’austérité manifeste des images neutraliserait l’érotisme, s’éloignant ainsi de toute idée de provocation…
Barthes ne fait-il pas remarquer à ce sujet : « Ce qui est érotique, c’est l’apparition d’un fragment de peau entre deux pièces de vêtement5 » ?
De son propre aveu, Christinat oriente son travail vers une esthétique protestante. Si l’art catholique tient du spectaculaire, du naturalisme, de l’exubérance ou encore du sensualisme, de son côté le protestantisme irait en sens inverse en élaborant des canons diamétralement opposés.
Il est clair que l’ascèse artistique de Christinat et sa rigueur se situent aux antipodes d’une communication fondée sur l’émotion telle que prescrite par le « goût » catholique.
Au vrai, celui-ci pratiquerait un art subversif dû en partie à son éducation protestante « qui interdit l’image », mais surtout parce que sa photographie « est subversive non lorsqu’elle effraie, révèle ou même stigmatise, mais lorsqu’elle est pensive » (Barthes, La Chambre claire).
A contrario, l’un de ses modèles « consentira » à prendre une pose « suggestive » : jambes écartées, en position de levrette, avec halo sur le lisse de l’arrondi des fesses. La scène suggère moins le voyeurisme que l’esthétisme à l’état brut.
Le terme esthétique reviendrait au philosophe allemand Baumgarten (1714-1762), lequel soutient que la valeur esthétique d’un objet réside dans sa capacité à fournir des expériences vivaces.
De son côté, Dürer (1471-1528), dans sa recherche de la Beauté, avait abandonné l’idée d’enfermer le corps dans un schéma géométrique (selon la norme en vigueur au XVIe siècle) et choisit plutôt un élément du corps (la tête) pour terme de référence idéale, de mesure pour tous les autres éléments du corps.
Christinat, lui, a bien retenu la leçon. Le corps de ses modèles n’est ni disproportionné ni disgracieux. Sur leur peau « blanche », se dessinent un grain de beauté, voire un tatouage discret. Et la chevelure, à peine étudiée, tombe en cascade ou est négligemment nouée.
Puis l’affaire se corse. Une gisante, face contre terre, n’offre de visible qu’un bras au bout duquel la main repose, paume vers le ciel tandis que sous la peau des cuisses serpentent des veines rouges… Est-ce là « cliché » judiciaire post mortem ou fantasme de photographe qui « met symboliquement à mort » l’objet de son désir ?
Cette fois, le modèle ne nous dévisage plus ; il est mis K.-O., tandis qu’un autre, dos au sol, offre la fixité du regard d’une morte, bouche entrouverte.
Un autre encore se présente « les pieds devant » et tout va quasiment par paire dans cette vue en semi-plongée : genoux, hanches, grandes lèvres, mamelons… Sans oublier la dualité vie-mort.
Une telle symétrie aurait plu à Vitruve (~1er s.) pour lequel les proportions des édifices religieux, entre autres, devaient correspondre aux proportions humaines, qu’il a choisies comme termes de références, car, selon lui, la forme humaine pouvait s’inscrire dans des formes géométriques parfaites, comme le carré ou le cercle.
L’art de Christinat se révèle ici sous un aspect des plus dépouillés et, pour reprendre les propos de la philosophe Anne Cauquelin : « […] ce n’est pas un autre monde qui est montré, c’est celui-là même où nous sommes et que l’habitude nous empêche de percevoir.6 »
Christinat répond en écho : « Le dépouillement, fascination contemporaine, est aussi mon obsession présente. En dépit de nos velléités d’autonomie, nous sommes de purs produits de notre temps et notre rapport à l’esthétique, à l’art et aussi à la pensée, est déterminé par le siècle.7»
1 Frédéric Ripoll, Dominique Roux, La Photographie, Éditions Milan, Toulouse, 1995, p. 9.
2 Olivier Christinat, « Une image de la douleur », 1997 (http://classes.bnf.fr/portrait/photo/rencontre/chris/index.htm).
3 André Rouillé, « Éclipses du visage » dans La Recherche photographique, n° 14, Paris, 1993-1994.
4 Op. cit.
5 Op. cit., p. 20-21.
6 Anne Cauquelin, Petit Traité d’art contemporain, Paris, Seuil. 1996, p. 164.
7 Op. cit.
Olivier Christinat est représenté par la Galerie Bodo Niemann, à Berlin, la Galerie Damasquine, à Bruxelles, la Galerie Donzé Van Saanen, à Lausanne, Picture Photo Space, à Osaka, la Paul Kopeikin Gallery, à Los Angeles et Jackson Fine Art, à Atlanta.
Lyne Crevier est journaliste, notamment à l’hebdomadaire ICI. Elle a également fondé la revue Scénarii dédiée aux scénarios inédits de courts métrages. En outre, de 1988 à 1992, elle a collaboré aux pages culturelles du journal Le Devoir.