Nan Goldin – Colette Tougas

[Hiver 2003]

Musée d’art contemporain de Montréal
du 22 mai au 7 septembre 2003

Parmi les images photographiques de l’exposition Nan Goldin présentée au Musée d’art contemporain, Fatima candles, Portugal (1998) me semble constituer un portrait de famille symbolique. On y voit en gros plan une centaine de fins cierges de longueurs variées, la plupart en train de brûler, dont certains donnent l’impression de s’être atrophiés à force de vouloir maintenir leur flamme en vie. On pourrait en dire autant du destin des gens qui ont rempli l’existence de la photographe américaine.

L’exposition, qui puise entièrement dans la collection Yvon Lambert à l’exception de Heartbeat, couvre trente années d’une pratique artistique moulée sur la vie de son auteure. Elle nous met en contact avec une faune souvent urbaine, composée d’êtres hautement sexués, incluant des travestis et des transsexuels, dans des fêtes, des bars ou dans l’intimité de leurs relations amoureuses et sexuelles. À ces images s’ajoutent des photos « de voyage » atmosphériques et de nombreux autoportraits tout au long d’une vie qui semble avoir été intensément vécue.

Née en 1953, Nan Goldin fait partie de la génération du flower power dont l’étendard alliait la liberté sexuelle à l’usage de drogues. Ce fut également l’âge de l’exploration et de l’affirmation identitaires par les minorités sexuelles – femmes, lesbiennes, gais. Comme elle l’explique dans I’ll Be Your Mirror, un film produit par la BBC en 1997 et projeté dans une salle de l’exposition1, Goldin quitte le foyer familial pour se rendre à Boston à l’âge de quatorze ans, suffoquant dans le monde restreint de la banlieue américaine qu’elle soupçonne d’avoir contribué au suicide de sa sœur. Dans la ville, elle se retrouve dans une sorte de commune où vivent plusieurs des gens qui deviennent les sujets de ses premières photographies.

La première salle de l’exposition nous fait découvrir d’emblée les deux extrémités de ce parcours de trente ans, des photos du début des années 1970 en côtoyant d’autres du début des années 2000. Les premières nous montrent de jeunes hommes et femmes qui ont l’air fragile et provocant de ceux qu’on qualifiait avec complicité, à l’époque, de « freaks ». Il s’agit de personnes en devenir, sorte de mutants sexuels, d’androgynes, mi­-anges, mi-démons, qui osaient être autrement. Les images des années 2000 nous présentent, par ailleurs, des couples hétéros et gais dont la principale caractéristique visible serait une sexualité affirmée. Le « slide show » intitulé Heartbeat (2000-2001), qui reprend ce dernier groupe d’images en succession sur une musique aux forts accents religieux de John Tavener interprétée par Björk, se déploie comme un film célébrant la pulsion de vie telle qu’exprimée par les jeux sexuels de ces sujets. Là où les images des années 1970 dégagent une urgence existentielle, les plus récentes semblent s’être adoucies, comme si au dépouillement de l’âme avait succédé une saine nudité physique. La « révolution » aura-t-elle porté fruit – dans le sens que l’ère des revendications identaires est passée – ou le temps aura-t-il érodé les angoisses et apaisé les tourmentes de l’artiste ?

Les salles suivantes nous ramènent cependant aux premières années. Au fur et à mesure qu’on parcourt l’exposition, on a l’impression, à côtoyer ces existences photographiques, d’avoir soi-même fréquenté ces êtres, leurs rêves et leurs débordements. On goûte à l’esprit d’une époque marquée par la volonté d’inventer sa propre vie, une vie dont l’ambition première était l’intensité et la démesure, portée par l’assurance de son immortalité. Une vie où, devant l’ordre établi et les codes rigides, la perte de contrôle de soi signifiait la prise de contrôle de son existence. À cette vie d’audace et d’excitation ont succédé, dans les années 1980 et 1990, la maladie et la mort. Car ce qui caractérise les images de ces années, c’est que plusieurs de leurs protagonistes, amis de l’artiste, ont aujourd’hui disparu, emportés par le sida ou une surdose, faisant de ce corpus d’œuvres le tableau d’une certaine génération que l’on associe aujourd’hui au monde de la prostitution et de la drogue plutôt qu’à celui de la liberté et de l’imaginaire. Certains diraient que c’est le prix à payer pour avoir des idées, à défaut d’idéaux, qui dérogent à la norme. D’autres y verraient une innocence perdue et la victoire de Thanatos sur Éros.

À la fois baroque et romantique, cette fresque est ponctuée d’apparitions de l’artiste sous forme d’autoportraits. Sa présence soutenue explique l’authenticité des images de sa « famille élargie » qu’elle a réussi à saisir, puisque, au delà d’un témoignage, c’est véritablement la complicité de l’artiste, son engagement dans cette aventure pour le meilleur et pour le pire, qui lui a valu l’abandon et la confiance de ses sujets. D’ailleurs, un deuxième « slide show », All By Myself – Beautiful at Forty (1953-1995) sur une chanson interprétée par Eartha Kitt (elle-même figure emblématique de la génération gaie des années 1970), s’avère une autobiographie sans complaisance qui, en définitive, fait de Nan Goldin le sujet privilégié, ici de façon évidente, de l’ensemble de sa démarche. De l’enfant sage à la femme mûre, nous l’apercevons en vamp, en amoureuse, en amante, en victime – kaléidoscope dans lequel sont intercalés des autoportraits réflexifs, parfois au miroir, qui indiquent une conscience de soi toujours présente dans le brouillard des abus, du désarroi et de la solitude. C’est cette lucidité en veilleuse, cette lueur intérieure, qui semble l’avoir guidée lors de périodes difficiles, lueur qui anime également ses complices, comme si le feu qui les avait réunis dans leur turbulente jeunesse était tout simplement celui de la vie. D’ailleurs, dans les très beaux paysages qu’elle a par la suite réalisés, cette lueur intérieure semble s’être transposée à l’extérieur, transmutée en une lumière qui se mêle aux autres éléments naturels pour composer des tableaux vaporeux (Bruce in the smoke, Solfatara, Possuoli, 1995), brumeux (Guido on the dock, Venice, Italy, 1998) ou scintillants (Self-portrait at golden river, on bridge, Silver Hill Hospital, 1998). Au Musée, une salle réservée à ces images révèle l’aspect métaphysique, éthéré, de cet œuvre ancré si profondément dans l’excès et la chair.

Des commentateurs ont souligné avec justesse les liens de parenté des images de Goldin avec un certain cinéma-vérité. Nan Goldin dit elle-même avoir été formée par le cinéma, l’ayant fréquenté jusqu’à trois fois par jour plutôt que d’aller à l’école secondaire2. On pourrait avancer que sa façon de réutiliser les mêmes images pour construire des expositions aux thèmes et aux titres différents s’apparente au montage cinématographique, mais un montage continu qui lui permettrait de constamment relire son existence, ses amitiés, ses pertes, ses joies et ses douleurs. Comme les cinéastes qu’elle a admirés (Cassavetes, Warhol, Fassbinder et Pasolini), elle a également recours aux mêmes « interprètes »3. Cependant, si les sujets de Goldin se rapprochent des personnages de ces cinéastes par une sorte de désespoir lucide qu’ils dissolvent dans l’excès, ils s’en éloignent par l’absence de voix (plus que par leur immobilité) dans les œuvres de Goldin, la voix étant porteuse de multiples traces (origine, éducation, milieu, émotion…). Ainsi, ces portraits silencieux auront toujours comme porte-parole Nan Goldin et comme regard, celui qu’elle a tendrement posé sur eux, sans jamais les juger, et en les réinscrivant sans cesse dans le courant de la vie.

1 Dans une entrevue avec Kathy High en 1997, Nan Goldin admet ne pas être totalement satisfaite de ce film, entre autres du retour nostalgique sur les années 1970 et de certaines mises en scène fictives, ayant souhaité y exercer un plus grand contrôle. Voir www.thirteen.org/reelnewyork2/i-goldin.html.

2 Voir Nan Goldin en entrevue avec Adam Mazur et Paulina Skirgajllo-Krajewska, fototapeta.art.pl/2003/ngie.php.

3 Ibid.