[Printemps 2005]
Le troisième oeil. La photographie et l’occulte
Clément Chéroux, Andreas Fischer, Pierre Apraxine, Denis Canguilhem, Sophie Schmit
Paris, Gallimard, 2004, 287 p.
Le troisième oeil, publié aux éditions Gallimard, constitue le catalogue d’une exposition majeure, organisé conjointement par la Maison européenne de la photographie, à Paris, et par le Metropolitan Museum de New York. Il contribue à la révision en profondeur de l’histoire de la photographie débutée il y a quelques années déjà, à travers les sujets représentés par les photographes, qui permettent de distinguer autant d’approches de cet art que de comportements sociaux. Ici, la photographie et l’occulte sont étudiés au profit d’une approche dite « historienne ». Moins une étude sur les enjeux théoriques de la photographie spirite qu’une entreprise de remise en contexte de la pratique, l’ouvrage s’arrête aux conditions historiques et sociales qui ont pu mener à l’émergence de la photographie comme témoin de cet engouement pour l’occulte.
Apparitions, lévitations psychiques, ectoplasmes médiumniques, émanations fluidiques et autres phénomènes paranormaux que désapprouvent les valeurs dictées par la raison : l’histoire de la photographie spirite a donné lieu à une iconographie fantasmatique, le plus souvent liée à la quête de la représentation de l’invisible, sur laquelle se penche la présente publication. Le collectif d’auteurs propose trois rubriques liées à une iconographie du paranormal : le corpus sera ordonné selon que les images appartiennent à la photographie des esprits, à la photographie des fluides ou à celle des médiums.
La première catégorie isole les images de visions fantomatiques. Plutôt que de trébucher face au premier réflexe qui ferait du scepticisme le premier et le seul critère d’évaluation (et de rejet, sans doute) de ces images, les auteurs ont préféré y voir un désir des photographes de se défaire de l’emprise du visible pour communiquer avec le monde de l’au-delà. Au lendemain de la guerre de Sécession aux États-Unis ou, en France, après la guerre de 1870 et la Commune, des périodes de grande mortalité, les familles ont eu besoin de revoir l’image de leurs défunts, désir que la Première Guerre mondiale ravivera. Dans ce contexte, des photographes, dont il n’est pas toujours démontrable qu’ils aient été mal intentionnés, ont vite compris le potentiel commercial de la photographie des morts.
Dès les années 1860, l’Américain William H. Mumler institue la pratique, en ouvrant un commerce de photographie spirite. En Europe, l’avènement du spiritisme en photographie remonte au début des années 1870, à Londres et à Paris, avec les expériences de Frederick Hudson et d’Édouard Isidore. Au fil des cas répertoriés, on découvre une transformation étonnante, un mouvement de la photographie spirite comme pratique bassement commerciale vers des considérations plus volontiers expérimentales, et ce, à la charnière du XIXe au XXe siècle. De même, sont rapidement évoqués certains débats au sein de cercles d’initiés, pour qui le grand cirque des photographes itinérants prétendument capables d’immortaliser les âmes des défunts discréditait les pratiques spirites plus sérieuses.
De ces amorces découlent de longs débats et procès, rapportés dans les pages du livre, qui auront le mérite de nourrir des discussions encore actuelles aujourd’hui, autour de la capacité de la photographie à montrer l’immatériel et du lien ontologique existant entre celle-ci et le réel. Même révélées, les supercheries ne cachent pas moins de profonds désirs et de folles certitudes quant au pouvoir de la photographie de capter des manifestations de l’au-delà. La photographie demeure le moyen par excellence de capter les phénomènes lumineux.
L’occultisme est divisé de surcroît entre adeptes du spiritisme et partisans de l’animisme, distinction qui a mené à la seconde des catégories proposées. Les photographes de fluides pensaient capter les émanations des médiums par la seule sensibilité des plaques sensibles. Cet important mouvement centré sur les effluves se réclamait de la pensée de Mesmer et de sa théorie du magnétisme animal, de même que des recherches du moment sur les rayonnements, comme ceux qui ont mené, tout au début de 1896, à la découverte des rayons X par Wilhelm Conrad Röntgen. C’est à un « alphabet de rayons invisibles », pour reprendre le sous-titre de l’article de Clément Chéroux, que s’intéresse cette section de l’étude.
Si elle délaisse la part de l’invisible dans ce pan de l’histoire de la photographie, la troisième section de l’ouvrage ne révoque en rien le statut documentaire habituellement associé à la photographie. Cette section regroupe des clichés de phénomènes aussi variés que la lévitation, la transfiguration, la télékinésie, la production d’ectoplasmes et même l’apparition de fées, comme chez Sir Arthur Conan Doyle. L’inventeur de Sherlock Holmes, converti sur le tard à l’occultisme, avouera à l’âge de 81 ans que les clichés authentifiés par lui étaient une tromperie, des dessins découpés tenus à l’aide d’épingles à cheveux. Outre ce trucage simpliste, on retrouve ici les iconographies les plus troublantes de l’ensemble, notamment celle des « matérialisations », où des masses ectoplasmiques ondoient autour de corps.
Vers une imagerie contemporaine
Rares sont les cas étudiés qui sont postérieurs au premier quart du XXe siècle. Par contre, au milieu des années 1960, un cas d’espèce fascine encore plus que les autres. Les images de l’Américain Ted Serios tiennent moins « de la survie après la mort » que de la psychographie, terme inventé au début du XXe siècle par Tomokichi Fukurai. Dans le cadre d’expériences en public, on lui demandait de projeter une image mentale sur la pellicule, qui se révélait au développement. Le phénomène resta inexpliqué.
La photographie spirite a donné lieu à une profusion d’images. Le troisième oeil, avec ses deux cent cinquante images, contribue à en mettre au jour un corpus grandissant. Déjà, en 1998, l’exposition L’empire des fantômes, photographie de l’invisible, tenue au Museum Abteiberg de Mönchengladbach, exposait 300 images de l’Institut für Grenzgebiete der Psychologie und Psychohygiene de Fribourg, qui conserve plus de 5000 clichés dans ses réserves.
Cette exposition majeure réunissait un ensemble de photographies historiques auquel répondait une seconde partie où figuraient des artistes du XXe siècle. Ainsi défilaient les images de Bragaglia, le futuriste, celles des surréalistes Man Ray, Lucien Lorelle et René Magritte et d’autres encore qui montraient combien l’esthétique spirite a pu stimuler l’évolution plastique des avant-gardes par l’utilisation de la double exposition, de la mise en exposition de la transparence des corps ou encore de la technique du photogramme. Les noms de Sigmar Polke, de Mike Kelley, d’Éric Rondepierre sont associés à cette mouvance, comme celui de Nancy Burson. En outre, L’empire des fantômes a donné lieu notamment à de nouvelles lectures des images du couple allemand formé par Anna et Bernhard Blume.
La photographie spirite a perdu de son attrait et a graduellement disparu au cours du XXe siècle. Cependant, depuis les trente dernières années, quelques artistes reviennent sur cet épisode comme pour réaffirmer, à l’instar de ceux qui les ont précédés plusieurs décennies plus tôt, que la photographie ne doit pas seulement servir à témoigner de la réalité matérielle, qu’elle est tentée au contraire de figurer l’imperceptible. Aussi l’ascendant de l’iconographie du paranormal sur les artistes du XXe siècle est-il remarquable et il importe de comprendre ce qui a mené à l’apparition de cette généalogie nouvelle, ce à quoi contribue Le troisième oeil.
Myriam Laplante a fait retour sur ce type d’imagerie sur le mode théâtral. Sa série Passage (1996) ravivait les morts, de même qu’Élène Tremblay, avec la série Figures (1998), accapare le thème du fantôme en représentant des silhouettes spectrales. Les images d’Éliane Excoffier, exposées à Montréal en avril 2004, semblaient vouloir réanimer comme des silhouettes spectrales les prostituées autrefois photographiées par Bellocq. Marie-Jeanne Musiol accumule les images produites grâce au procédé Kirlian, lequel est abordé dans Le troisième oeil.
Ailleurs, les images du jeune artiste français Yann Toma sont aussi à considérer dans le retour de l’iconographie spirite. Dans une série datant de 1998, ce dernier donne l’impression de remonter au moment de la découverte des rayons X. À cette époque, les images du squelette photographié à travers son enveloppe charnelle n’ont pas tardé à rejoindre la légion des fantasmagories, diableries et autres attractions scientifiques exploitées par les montreurs d’ombres ou les bonimenteurs des champs de foire, documentées par l’ouvrage qui nous occupe.
Il convient d’ajouter à cette liste un autre Québécois, le photographe Robert Pelletier, décédé en 1991, qui, avec sa série Le Gantothrope, reprend l’objet fétiche de sa production, le gant, pour l’inscrire dans des saynètes où il semble animé d’une vie propre. De Duane Michals, la série A Man Going to Heaven montre un homme gravissant un escalier et qui, se tournant vers l’au-delà, retourne non pas à l’état de poussière mais à celui de lumière. Du même artiste, The Spirit Leaves the Body reprend l’iconographie de la photographie spirite comme si l’âme quittant le corps entrait littéralement dans l’appareil photographique.
Cet intérêt pour le spiritisme permet moins de poser la question de la croyance que celle de l’influence. C’était d’ailleurs l’objet du numéro d’automne 2003 de Art Journal, qui retraçait dans l’art contemporain et moderne les traces des manifestations de l’occulte et du paranormal. Il reste que la résurgence dans la photographie récente de cet épisode relativement obscur mais, on le voit, de plus en plus étudié de l’histoire de la photographie permet de réfléchir non seulement sur le rôle de la photographie, mais aussi sur l’importance du spirituel en photographie.
Les périodes examinées par les chercheurs du catalogue Le troisième oeil, de même que les générations d’artistes qui se sont nourris à ces sources, montrent une photographie traversée par l’espoir de faire voir l’invisible, une percée vers un théâtre de constructions imaginaires dont les possibilités photographiques sont loin d’être épuisées.
Bernard Lamarche est critique d’art au quotidien Le Devoir et fréquent collaborateur aux revues Parachute, ETC. Montréal, Espace et Canadian Art.