[Printemps 2005]
Thérèse Dion Art contemporain, Montréal
du 3 septembre au 2 octobre 2004
Roberto Pellegrinuzzi, depuis de nombreuses années déjà, se livre à un travail méticuleux d’inspection des paramètres de la photographie, des éléments qui composent son dispositif et des références qui présidèrent à sa naissance. Depuis Absence, ce jeu installatif prenant littéralement au piège renvois et retournements sur lesquels elle repose, aux Cibles perforées et dont les parties entées gravitent dans l’orbite de l’image, en passant par les gigantesques feuilles et portraits, cet artiste investit les méandres de l’image.
Aussi ne s’étonnera-t-on pas trop de le voir pousser à l’extrême, dans des œuvres récentes, le foliacé des épreuves photographiques. Déjà commencé dans les œuvres précédentes, cet intérêt pour la mince pellicule sur laquelle repose toute image atteint cette fois une épaisseur inattendue. Pourtant, ce balayage des surfaces était déjà très évident dans les feuilles et les portraits démesurés. En ces travaux, déjà, la superficie était savamment inspectée et reproduite. Toute imperfection, toute scorie sautait littéralement aux yeux. Il en allait un peu comme si l’intention était de faire loger toute l’épaisseur des choses dans le grain de son aire. Comme si le jeu consistait en une sorte de position vidéo extrême, clamant par l’exemple combien l’essence des choses ne loge pas sous la peau, comment le perceptible est un donné direct qui vaut pour l’intérieur. Les portraits de Roberto Pellegrinuzzi, entre autres, faisaient advenir l’âme dans la tonalité même de la peau, amenée alors à une dimension démente. Comme si tout le sensible et l’immatériel résidaient dans le rendu granuleux et râpeux des choses.
Avec la nouvelle série exposée chez Thérèse Dion, l’exploration va encore plus loin. En effet, aux surfaces quadrillées des feuilles, à la mosaïque composée qui reconstituait la feuille, l’artiste oppose cette fois le foliacé des épreuves multiples. Cette série compte relativement peu d’images. La plupart révèlent des habitations sommaires, évoquant les chalets d’été, intitulés « domaine ». Quelques autres sont des saisies d’éléments naturels comme l’arbre et l’eau.
Devant ces nouvelles œuvres, on ne peut se défendre de l’impression de se trouver devant des épreuves en superposition. Est-ce le caractère vaguement translucide du papier de riz qui donne cet aspect ? Est-ce le rendu laiteux, conduisant les œuvres à une vague opalescence, une sorte d’évanescence vaporeuse ? Sans doute, mais il y a plus. On constate, à s’approcher des œuvres, qu’elles sont effectivement composées, pour certaines, d’étages multiples ; que de vagues lueurs les animent, qui semblent provenir des profondeurs.
Couchée sur un papier de riz à la minceur et à la fragilité notables à l’oeil nu, l’image ne se déploie plus d’une épreuve à l’autre, dans un étalement et une recomposition de fragments suturés. Elle expose plutôt la chose montrée en plongée, en profondeur, refaisant l’image grâce à un couchage d’épreuves multiples placées les unes sur les autres. Il en résulte une image qui évoque une certaine tridimensionnalité et propose des flous localisés, comme si, en certains secteurs de l’image, un obstacle, une sorte d’eau ou de taie faisait obstacle à la vue.
Ce changement dans l’esthétique de Roberto Pellegrinuzzi n’est pas innocent, même si cela semble être beaucoup plus de l’ordre de la variation que du chambardement. Auparavant, la matière montrée débordait littéralement du cadre. Elle outrepassait le réel, l’envahissait et devenait partie prenante. La lecture de la reproduction, dans le quadrillé où elle s’effectuait, montrait combien la matière photographique épousait ce qu’elle peignait, combien elle parvenait à s’y mesurer et à se présenter d’égale teneur. Maintenant, les surfaces semblent se succéder sur un même plan et forment autant de dermes différents, encavant la chose et la matière photographique. On assiste à un feuilleté des choses, à l’enfoliacement des états de matière couchés les uns sur les autres.
En fait, la chose montrée, dans les couches multiples de sa mise en image, dans cet aspect laiteux qui est le sien, se maintient à la frontière de la vue, à mi-chemin entre apparition et disparition. Elle force le regard à deviner et à reconstituer ce qui est présenté. La succession des plans produit à la fois une surenchère du montré et une évanescence du référent. Trop présente dans sa matérialité d’image, la chose reproduite demeure sur une frontière-limite entre révélation et retrait.
S’approche-t-on de l’image pour échapper au chatoiement embrouillé causé par la texture du papier de riz que l’on en arrive à entrevoir quelle quantité de ces feuilles il a fallu pour créer une seule image. Pris et captif, le sujet saisi croule presque sous les amas de ces couches accumulées. Au loin, presque engoncé dans une gangue épaisse, il semble vibrer, frémir mais il le fait, paradoxalement, de façon qu’on dirait statique, dans une sorte de bruissement immobile. Son épaisseur propre, l’illusion de sa tridimensionnalité disparaît dans le liséré sec du papier cassant. Révélé, embrouillé, il est là pourtant, suave et authentique.
En plus, s’ajoute à l’ensemble un effet de carrelage. Sur l’épreuve, on perçoit des variations de tonalité. Des plages, découpées en carrés, montrent plus de densité que d’autres. Comme si l’exposition à la lumière avait été inégale, ciselée par des caches. Cela crée une impression assez diffuse de variantes dans la gradation inégale des noirs, des blancs et des gris. En certains endroits, il arrive même que le grain des sels d’argent soit si ténu que c’est la surface bosselée du papier de riz, dont la texture est si craquante, qui transparaît au-delà d’un fond d’image disparu.
Nous contemplons ici des images « archéologiques » puisque composées de strates qui toutes participent à la constitution de l’œuvre finale. On croit y voir des temporalités différentes, comme si chaque image correspondait finalement à un moment précis du référent. L’œuvre apparaît alors comme une sorte de condensé comprimé, palimpseste volumétrique des différents états de cette portion du monde. L’image résultante s’anime sans bouger. Elle trépigne de tout le cumul de ces temporalités. Le film qu’on voit y poindre devient un bougé, le battement d’un temps qui aurait implosé jusqu’à se figer en cette représentation. L’œuvre devient l’aleph des multiples étant déployés dans le temps mais pour le moment accumulés sur une même aire. Compilation stratifiée de l’impondérabilité du temps, de ce que celui-ci apporte aux choses jusqu’à ce qu’elles paraissent ne plus coïncider avec leur essence. Ce faisant, Roberto Pellegrinuzzi donne le ton, donne matière à cette essence du divers et de l’impondérable issus du temps même.
Le choix des chalets, de ce point de vue, est très judicieux. Nous ne résidons pas réellement en ces habitations secondaires. Nous les habitons sporadiquement, dans les entrelacs de repos que nous accorde notre emploi du temps si chargé. Nous les retrouvons à intervalles plus ou moins réguliers, inchangés, croyons-nous. Comme si le temps ne pouvait rien altérer. Comme s’il n’avait pas apporté son lot d’infimes modifications.
Il n’est pas non plus innocent d’avoir choisi un arbre et la surface de l’eau comme matière à images. L’arbre, dans le déploiement de ses feuilles soumises aux saisons et aux caprices du vent, n’est jamais totalement semblable à lui-même. Quant à l’eau, ses visages sont légion. Tour à tour clapotante, berçante, agitée ou furieuse, son mouvement est incessant, infini, « inarrêtable ». L’image qu’en donne Pellegrinuzzi l’est tout autant, dans la multiplication des chatoiements de surface accentuée par l’effet de profondeur des feuilles de riz se succédant.
Bref, Roberto Pellegrinuzzi cherche, en ces nouvelles oeuvres, à nous convaincre que la surface est chose profonde et que le temps peut être décliné en ces multiples strates dans le lieu d’une image apparemment unique mais échelonnée en moments différents sous le coup d’une seule prise.