Marie-Jeanne Musiol, Prélèvements – Sylvain Campeau, Conduction lumineuse du vivant

[Hiver 2005-2006]

Marie-Jeanne Musiol propose un nouveau volet de sa recherche visant à enregistrer l’énergie de la matière par le biais de l’électrophotographie (photographie Kirlian). Prélèvements constitue une plongée dans les champs énergétiques des feuilles de la série Corps de lumière.

On se retrouve immergés dans un monde quasi moléculaire évoquant étrangement l’espace intersidéral. L’infiniment petit apparaît traversé des mêmes éclats lumineux et des mêmes abîmes que l’infiniment grand, avec ses amas d’étoiles, ses nuées galactiques, ses orages solaires, ses aurores polaires et ses trous noirs. La série Prélèvements nous ouvre à un monde matériel de pure énergie.

par SylvainCampeau

C’est une évidence de dire que la lumière est objet de fascination pour les photographes. Elle est leur matière première, ce par quoi tout finit par être révélé et, finalement, visible. Elle est ce par quoi le visible, tout visible, est possible. Elle est donc condition première.

Bien sûr, on connaît sa double composition, qui fut considérée à l’époque comme une limite de l’entendement et de ce que l’on considérait comme acceptable scientifiquement parlant. Elle est corps et onde. Par elle, les couleurs se forment et s’affirment, volent jusqu’à notre œil, grâce aux absorptions/émanations qu’elle permet. Elle est aussi, on le sait depuis le Siècle des lumières, l’image même de la connaissance. Tout ce qui est Savoir est soumis à l’éclairage de l’intelligence et de la raison. Et dans les ténèbres persiste l’ignorance.

Pour un photographe, elle est essentielle à plusieurs titres. Elle frappe les objets et les donne à voir et, dans le cas du photographe, à saisir. Ainsi chargée et lestée de l’objet soumis au vu, elle s’achemine jusqu’à la surface sensible. Le photographe a auparavant effectué un calibrage de sa persistance dans le temps et selon une certaine amplitude d’ouverture grâce à laquelle elle pénètre. Elle impressionne un composé photosensible couché sur celluloïd, dans un premier temps. Puis, de là, elle s’achemine vers un papier, sen­sibilisé de semblable façon, dans un second, passant pour ce faire dans l’antre d’un agrandisseur. L’image finale résulte donc d’un ensemble de touchers de lumière, de tacts répétés et conservés par assistance photochimique.

Ainsi donc, pour le commun des mortels, voir est affaire de lumière rencontrant des corps mais, pour le photographe, la lumière n’a jamais cessé de faire l’objet de soins et de manipulations. C’est à faire en sorte que les chocs de lumière se multiplient et soient sauvegardés dans des impressions qu’il s’est escrimé. Avant de se retrouver figée dans une image-photo, la lumière a dû heurter un corps pour le révéler à la vue, puis, pleine de cette vision, aller ensuite frapper une surface qui a inscrit en elle les données de cette vision. Celle-ci est ensuite proprement agrandie pour toucher une autre surface sensible déposée sur papier.

Le photographe sait donc très bien, devant une photo, combien tout en elle est lumière. Que ce soit dans l’image des choses représentées ou dans l’air et le vide aérien qui tous deux creusent des écarts entre les objets, tout a été frappé de lumière. Le ciel gazeux est matérialisé dans une image-photo, grâce à la lumière. Comme le sont les nébuleux nuages, comme le sont les effets du vent soufflant. Comme l’est tout l’immatériel éclat de l’air ambiant.

Pour ce faire, elle utilise une technique éprouvée, résultat des travaux du professeur Konstantin Korotkov, une sorte d’électrophotographie, aussi baptisée effet Kirlian. Au moyen d’un appareil calibré, on produit une décharge électrique qui provoque une avalanche d’électrons à laquelle un objet est soumis. Sa surface extérieure agit alors comme condensateur et elle se nimbe d’une couche gazeuse luminescente pouvant être saisie par une surface sensible. Si l’objet soumis est inerte, le halo qui se forme autour de lui demeure constant et ne peut être modifié. Mais si c’est un organisme vivant, alors des modifications seront observables, provoquées par diverses manipulations ou altérations de sa structure. On soupçonne même qu’une simple manifestation de la pensée peut amener une irradiation particulière.

On comprendra qu’il ne s’agit pas ici de micro­photographie, de radiographie, de captation et de reproduction d’une image par ultrasons ou de résonance magnétique. Il n’est pas question de donner corps à une image de ce que l’on sait devoir exister matériellement dans l’espace. La photo Kirlian n’enre­gistre pas une réalité au-delà de ce qui est perceptible à l’œil mais tangible. Elle capte une réalité sensible et vibratoire dont on ne connaît pas tout à fait la nature exacte. De même il est confondant qu’autant de variations soient possibles du simple fait de toucher ou de manipuler avec les mains, quitte à déchirer même et lacérer, du vivant. Ce phénomène de captation et d’enregistrement vibratoire pourrait nous amener sur le terrain glissant de la métempsychose et de l’extrasensoriel.

Du coup, on entre dans une sorte d’irrationnel, au-delà de ce qu’une version classique d’une science positive nous propose comme modèles de savoir et d’expérimentations. On retourne aux croyances du XIXe siècle, datant des débuts de l’invention de la photographie, qui évoquaient la possibilité d’une photographie capable de reproduire l’intangible, le moment où l’âme quitte le corps, l’image de l’assassin dans l’œil de sa victime ou les spectres et ectoplasmes de divers ordres voltigeant autour des vivants. Il en allait alors d’une sorte de ferveur de découverte où se mêlaient allègrement innovations scientifiques et mysticisme emporté, ahuris qu’étaient certains devant la possibilité où nous étions de pouvoir enfin fixer une image des choses et des êtres, où les capacités techniques de l’homme ouvraient la voie à l’image parfaite, copie conforme, présence et redoublement du représenté par la magie de la photographie, art parfait et absolu.

Il n’en demeure pas moins que Marie-Jeanne Musiol donne le jour à une certaine variante de ce fantasme de vision, à savoir que la lumière n’est pas uniquement cela qui tombe sur les corps et les révèle, cette coulée qui leur vient de l’extérieur, qui enrobe leur matérialité et la rend perceptible. Les œuvres de Marie-Jeanne Musiol donnent plutôt corps à la réalité d’une irradiation venant de l’intérieur. Il y aurait dans les corps une sorte de manifestation ondulatoire. Les corps seraient eux aussi soumis aux vibrations, aux tonalités d’énergie. Il y aurait quelque chose qui les traverserait peut-être ou qui émanerait d’eux et qu’on ne saurait saisir qu’au moyen de l’électrophotographie. La lumière ne serait plus la seule réalité modulée par les ondes, portée par elles. Les corps solides seraient eux aussi composés de pareilles modulations d’énergie. De cela, il faut aussi conclure qu’il y aurait un véritable partage entre la réalité des ondes lumineuses et celle des corps irradiés. Il y aurait véritablement tact entre les unes et les autres. La surface sensible est véritablement touchée par quelque chose. Car, dorénavant, il faut envisager qu’il n’y ait pas de différence de nature ou de composition entre les corps et la lumière qui les révèle. Il n’y aurait peut-être qu’une simple différence d’amplitude. Et toute image serait relique. Tout en elle contiendrait, jusque dans ses fibres, une part énergétique de l’objet reproduit. Et les échanges, entre images et choses reproduites, seraient également beaucoup plus approfondis qu’on l’aurait d’abord cru. En fait, les échanges seraient de nature si intime qu’il faudrait peut-être plutôt envisager une sorte d’indivision, le fondement de correspondances troubles entre images et corps solides qu’elles ont charge de reproduire. Si nous allons plus avant sur le chemin de cette hypothèse, il faudra bientôt convenir que la reproduction n’a plus cours. Car qui dit reproduction dit qu’une image conforme est créée grâce à un transfert entre corps de nature foncièrement différente et que ce transfert s’accomplit dans un entre-deux et par le véhicule de la lumière. Mais si existe une sorte de communauté corpusculaire grâce aux irradiations en provenance des corps, si cette irradiation présente autant de points communs avec l’ondulation lumineuse, alors il faut convenir que cette différence de nature qui rendait possible la reproduction n’existe plus. Entre les images et les choses que l’on croyait y voir simplement représentées, il y a maintenant quelque chose qui est de l’ordre de la confraternité, de la communauté de nature et d’état. En un mot, il y aurait, entre les unes et les autres, une conduction. L’irradiation mesurée depuis les corps actifs et vivants, captée par l’électrophotographie, nous conduit en effet à reconnaître la validité de cette nouvelle réalité. La lumière saisie par la photographie n’est plus cette simple onde, extérieure à l’objet et lui permettant de naître à la vue, d’apparaître là posé devant nous et restitué par le médium. On ne peut plus envisager leur relation comme une tripartition entre objet saisi, lumière-révélation et surface sensible. Dès lors que le corps même est surface sensible, émettant des ondes lumineuses, il faut accepter d’envisager que surface sensible et corps émetteur appartiennent à un réseau conductif.

Dans toutes les images où scintille cette énergie coronale autour des feuilles, ne pourrait-on pas croire qu’il y a là manifestation d’une réalité qui va au-delà du simple visible ? qui provient du centre même de la matière et nous révèle quelque chose sur celle-ci, halo vivant et vibratoire que l’on peut désormais mesurer et enregistrer mais qui reste à nos yeux et devant eux une sourde énigme ? La matière propre des choses vivantes pourrait bien s’offrir dans ce scintillement et nous faire signe vers le sens de ce que les anime. Et nous ne savons qu’y voir…

Marie-Jeanne Musiol capte par la photo les empreintes lumineuses des plantes, exprimées dans des champs électromagnétiques. Elle espère constituer ainsi une première botanique énergétique. Son installation Corps de lumière, (www.musiol.ca) a été montrée en 2005 au ZKM en Allemagne et sera exposée à Madrid, à Rotterdam, à Budapest et à Paris en 2006. Elle est représentée par la galerie Pierre-François Ouellette art contemporain, à Montréal.

Sylvain Campeau a collaboré à de nombreuses revues, tant canadiennes qu’européennes (ETC Montréal, CV ciel variable, Parachute, PhotoVision et Papel Alpha). Il a aussi à son actif, en qualité de commissaire, une trentaine d’expositions, présentées tant au Canada qu’à l’étranger. Il est également l’auteur d’un essai, Chambres obscures. Photographie et installation, et de quatre recueils de poésie.