[Printemps 2006]
par Jacques Doyon
Cette livraison rassemble des travaux qui, par leur profusion ou leur étendue, présentent un état de la condition du monde tel qu’elle se révèle et s’opère dans les dispositifs de fabrication et de circulation de l’image. Ces systèmes d’images relèvent de différents ordres de grandeur : de l’identité telle qu’elle se définit dans la proximité et la culture, à l’image de soi telle que véhiculée par les codes de l’image, jusqu’à l’image du monde qu’offre l’intangibilité bien palpable de l’archive virtuelle. Ces oeuvres apparaissent sans limites et sont, à ce titre, pareilles au monde : elles pourraient inclure beaucoup d’autres images…
L’oeuvre de Chih-Chien Wang s’est d’abord amorcée comme un autoportrait au quotidien; elle s’est ensuite progressivement portée vers les objets et les êtres proches au travers desquels l’artiste définit son identité. La silhouette d’un personnage et le globe terrestre que l’on peut lire dans Newspaper Wrap, l’image qui introduit ce numéro, est particulièrement évocatrice d’une telle interpénétration du monde et de la présence au monde. Elle est une des manifestations de cette vision qu’énonce le titre de la pièce : The centre of the forest is a lake like mirror. Chacune des photographies de Wang est comme un arrêt sur le temps, elle semble extraite d’un continuum qui fusionne tradition et mémoire en une perception toute personnelle. On est surpris et charmé par la simplicité de ses images, par une certaine incongruité des rapprochements, par la singularité du regard. Originaire de Taïwan et documentariste télévisuel durant de nombreuses années, Wang transfigure le monde objectif en lui insufflant une temporalité et une mémoire qui sont à la fois singulières et culturelles.
Le mot Resguárdeme, que l’on retrouve dans le titre de la récente pièce d’Emmanuelle Léonard, ne veut pas dire « regarde-moi », mais bien « protège-moi ». Cette ambiguïté est révélatrice de ce qui s’opère dans les jeux de regard mis en scène dans cette oeuvre. Le regard du gardien est porteur non seulement de surveillance et de contrôle, mais il doit aussi procurer protection et sécurité. La ruse qui permet à l’artiste de déjouer ce regard de contrôle opère un renversement : elle met en vis-à-vis deux modes du regard, deux visions du monde. Elle fait du regard un enjeu. L’oeuvre entière de Léonard s’articule ainsi autour de ces modes et manières de voir qui façonnent autant les notions du portrait et de l’identité que les représentations du monde. Chacune de ses oeuvres s’offre comme une déclinaison d’un même enjeu qui met en relation les représentations de soi, le regard des autres sur soi et l’intériorisation des codes de la représentation de la réalité, de l’identité et du monde.
The World as Will and Représentation, titre de la récente pièce web de Roy Arden, repris de Schopenhauer, s’énonce comme un programme. Quelque 10 000 images provenant du réseau Internet sont présentées sur écran en un kaléidoscope rapide : multitude d’images de la réalité concrète qui traduisent un état du monde tel qu’il se manifeste dans l’état actuel de l’archive virtuelle. Le spectateur se voit vite débordé par ce flux incessant, dont la structuration, purement arbitraire, est à l’égal de l’omniprésence de l’image dans notre société. Simulation d’une volonté encyclopédique, l’œuvre de Arden montre surtout l’impossibilité d’une telle entreprise et une exposition des limites et de l’incohérence de l’archive virtuelle. Le pessimisme de Schopenhauer, avec sa vision d’une circularité et du même, apparaît encore d’une grande pertinence en cette période d’envahissement et de circulation accélérée de l’image.
En terminant, nous désirons saluer l’arrivée de nouveaux membres : Angela Grauerholz, artiste renommée et professeure de design graphique à l’UQAM, se joint à notre conseil d’administration, et Vincent Bonin, artiste et archiviste à la Fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie, à notre comité de rédaction. Nous remercions également André Clément pour sa collaboration à notre comité de rédaction ces cinq dernières années.