[Été 2006]
Centre d’exposition Plein sud
du 4 mars au 15 avril 2006
Centre d’exposition Expression
du 18 mars au 23 avril 2006
De la double présentation des travaux de Sylvie Readman, j’ai d’abord visité Déploiements à Plein sud de Longueuil, puis De souffle et de suie au Centre Expression de Saint-Hyacinthe. Cette seconde exposition éclaire pourtant à rebours la première, dont le parti pris d’austérité m’avait laissée un peu insatisfaite. Ce n’est pas nécessairement le fait que j’aie en quelque sorte « remonté le temps », commencé par les images récentes, qui a créé cet effet de rebours. C’est plutôt que les photographies exposées à Expression interpellent celles de Plein sud. Les deux centres toutefois ne mettent pas forcément l’accent sur ces liens entre les travaux présentés, s’attachant plutôt à des considérations chronologiques, De souffle et de suie étant composée d’œuvres dont la réalisation s’échelonne de 1999 à 2006 et Déploiements, de photographies ayant toutes été produites depuis le début de cette année.
À Plein sud sont exposés des « paysages », des photographies seules dont on comprendra qu’elles forment une séquence précisément ordonnée lorsque l’on verra à Expression la série Partition (2005) qui met en scène des figures similaires, terrains plats révélant de vastes horizons et formes cubiques impénétrables, assemblées en un polyptyque comprenant dix épreuves aux tonalités finement modulées. De même, une photographie de 1999, Transcription montrée à Expression, répond à cette autre, Report (2006), accrochée à Plein sud. À peu de chose près, il faut le dire, les épreuves argentiques de 1999 s’accordent bien avec les impressions à jet d’encre de ces dernières années, tant par les thèmes que par le traitement. Si, à Plein sud, l’on précise de quels types sont les lieux dans lesquels Sylvie Readman opère, de part et d’autre on évoque l’importance, pour l’artiste, d’investiguer le photographique et ses procédés. Que des images en noir et blanc, souvent composées par la surimpression d’une même vue à peine déplacée, comme si un léger délai spatial était produit à même le cliché par la manipulation de l’appareillage photographique.
Bien que l’on reconnaisse éventuellement quelques-uns des objets photographiés et que certains des sites saisis par la caméra de l’artiste s’apparentent à ce que l’on nous propose dans le texte affiché à Plein sud comme des « paysages périurbains », des « zones de transition » et encore des « non-lieux », il est à se demander si cette terminologie est véritablement significative. Bien sûr il y a des pylônes, mais ils prennent l’allure d’une forêt; il y a des raffineries dans la plaine, mais c’est à croire qu’insensiblement l’horizon les absorbera ; et puis il y a ces boîtes ou ces édicules d’aspect lisse et hermétique. Et, quoique l’on nous désigne ces choses comme étant de l’ordre du périurbain, j’y ai aussi vu du rural, les deux termes n’étant certainement pas synonymes, en particulier dans les images Déclinaisons (2006) à Plein sud et Point d’équilibre (2005) à Expression, qui est une perspective belle et énigmatique dans laquelle je n’ai pu m’empêcher de (re)compter les clochers d’église et les silos. Tout aussi bien, nous pourrions y voir autre chose, quelque chose de fabuleux si l’on entend le terme en son sens d’irréel ou de chimérique. Peut-être faudrait-il renoncer à nommer tous ces motifs, à les catégoriser surtout. Car, dans les superpositions en décalage des prises de vues multiples, ce procédé qui donne une qualité particulière aux images, mais aussi dans l’assemblage en polyptyques des photos transparaît du mystère, un je ne sais quoi qui trouble et qui toujours fait la qualité du travail de Readman.
Lignes d’horizon hautes, formats rectangulaires allongés dont on dit qu’ils sont « panoramiques », grain (ou goutte d’encre) très défini et fines tonalités de gris, tout cela est bien sûr de l’ordre du photographique, mais tout cela aussi concourt à créer des paysages, je ne dirais pas à les reproduire. Là se révèle toute la singularité de l’œuvre photographique de Readman, et ce, il me semble, depuis ses débuts – je pense aux Traversées du paysage de 1991 entre autres images et séries des années 1980 et 1990. C’est que, au moyen de ces procédés techniques, de ces formats et de ces combinaisons et assemblages dont use l’artiste, se composent, à partir de lieux désenchantés si l’on veut – mais le sont-ils vraiment ? –, des espaces enchantés, parfois même enchanteurs. Et devant eux, gauchissant un peu le propos de Michel Foucault, nous nous ferions volontiers hétérotopologues. En effet, bien que le terme « hétérotopie » doive se rapporter à des lieux physiquement existants, que l’on peut éprouver dans leurs trois dimensions, les espaces qui se découvrent dans les photographies de Sylvie Readman semblent nous appeler à pratiquer un type particulier d’exploration, « la ‘lecture’ comme on aime à le dire maintenant, de ces espaces différents, ces autres lieux, une espèce de contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons »1.
L’oeuvre vidéo présentée dans la petite salle du Centre Expression reprend certaines des images fixes comprises dans les deux expositions, ou bien des vues analogues à quelques-unes d’entre elles, remontées/remontrées en fondu enchaîné, en superpositions et filés sur bruits de fond appropriés, trains, voitures filant sur la route… Quoiqu’elle soit impeccablement présentée et d’une grande qualité plastique, cette œuvre n’apparaît pas comme aussi évocatrice que les séries qui sont données à voir dans le reste de l’exposition De souffle et de suie. Il y a là un curieux paradoxe : les suites photographiques, parce qu’elles sont composées d’images fixes juxtaposées d’habile façon, parce qu’elles laissent une marge au mouvement du visiteur, serait-ce uniquement celui de l’œil (mais ce pourrait être aussi celui de l’esprit), sont beaucoup plus troublantes que les images vidéo. Celles-ci déclinent le « bougé » photographique ou la surimpression en termes temporels plutôt que sous la forme de ce que j’ai appelé plus haut un délai spatial, articulant une projection devant laquelle c’est le visiteur qui est fixe, alors que les photographies, de par leur fixité justement, et aussi par leur matérialité particulière, forcent la disponibilité et l’attention aux enchaînements. De même, les répétitions d’objets qu’entraîne le chevauchement des prises de vues légèrement décalées, tout comme le format des photographies, provoquent une certaine indifférenciation des motifs, ou de l’ensemble, qui pousse à s’approcher pour détailler le contenu de l’image et à s’en éloigner de nouveau pour apprécier le paysage. Ainsi les liens et les associations seront ceux que nous serons libres de créer nous-mêmes suivant les combinatoires élaborées par Readman.
Je souligne.
Praticienne en photographie et installation vidéo depuis 1984, Suzanne Paquet a récemment terminé un doctorat en histoire de l’art qui porte sur le façonnement du paysage postindustriel.