[Automne 2006]
by Cyril Thomas
Avec ses Early Works, 1986-1988, Crewdson choisit le lieu de son théâtre photographique où il opère ses transformations et ses manipulations : un cadre urbain en périphérie des grandes villes. Il demande aux habitants de la petite ville de Lee dans le Massachusetts d’incarner les personnages de ses mises en scène en les photographiant dans leurs intérieurs. De ces citoyens de classe moyenne, cibles privilégiées de l’American way of life, il ne représente que les ennuis et la solitude. L’univers crewdsonien est clos sur lui-même : les extérieurs restent encadrés et limités aux fenêtres et aux barrières. Aucun personnage n’exprime de désir particulier ni ne veut communiquer. Par ses mises en scène, l’artiste inscrit ses images en dehors de tout temps : pas de saisons discernables, ni de jours, ni de nuits2. Il utilise plusieurs sources d’éclairage3, mêlant les lumières ambiantes à des faisceaux lumineux provenant des fenêtres ou d’écran de télévision pour réaliser des variations lumineuses suscitant une confusion temporelle. Ce métissage se développe également dans les motifs photographiques, ainsi le mobilier des années 50 se confond avec la mode vestimentaire des années 90. La temporalité dans ses images ne renvoie pas à une durée mais à un autre temps : un temps psychologique, celui de l’attente. Un adolescent se retire seul dans les buissons, la tête basse, non loin d’un stade de baseball, signalé par le panneau des scores. Il devient un indice pour appréhender l’espace dans lequel se déroule la fiction photographique et signifier les changements de points de vue. En effet, ce panneau sert d’arrière-plan pour une image de la même série. Dès ses Early Works, Crewdson met en place la construction narrative de toutes ses compositions. Ses personnages évolueront dans une fiction dont il conservera la clef. L’énigme reste entière, et c’est au spectateur d’imaginer l’avant et l’après de l’image afin de l’intégrer dans un récit4.
Cette première série porte également en germe les motifs des compositions futures : la famille, la nature, le feu. Les pompiers sont le premier corps de métier qui apparaît en action lors de l’incendie d’une maison. Le feu symbolise à la fois la destruction présente et un possible changement. Dans l’esprit de ce photographe, l’incendie possède un pouvoir salvateur qui permet de jouer sur la narration photographique en créant une suite d’images, une narration continue de séries en séries. Les pompiers éteignent également un feu dans la série Hover (1996-1997), puis dans la série Twilight (1998-2002), où de la lumière rappelant la couleur des flammes s’échappe du capot d’une voiture tandis qu’un pompier s’en approche et enfin, dans la série Beneath the Roses (2003-2005), des personnages déambulent sur les voies ferrées à proximité d’un tas de cendre. Cette image est le pendant d’une autre composition où cinq jeunes gens flânent au milieu de rails abandonnés. Deux d’entre eux contemplent le spectacle des flammes sortant des fenêtres d’une maison. Si le feu réduit en cendres les traces d’un passé douloureux, le présent n’est pas dépourvu d’une part d’angoisse car les personnages demeurent dans un même état d’attente. Ces photographies traduisent la logique de Crewdson : le passé et ses symboles sont réduits à des traces enflammées ou à des ruines fumantes tandis que l’image photographique produit un récit au présent. Les truquages visuels viennent renforcer l’événement visible dans l’image et contribuent à asseoir la fiction.
Les façades et les intérieurs des maisons ne laissent rien paraître d’autre que la solitude de leurs occupants. L’artiste réalise ainsi un parallèle avec les toiles d’Edward Hopper. De série en série, il dévoile ainsi les failles d’un bonheur qui n’existe que dans l’apparence. Dans la série Twilight5, composée de 40 oeuvres sans titres de grand format, Crewdson transporte un quartier paisible dans la quatrième dimension où l’imaginaire cinématographique se juxtapose au mythe d’Ophélie si souvent représenté en peinture. Entourée d’une lumière crépusculaire facilitant le passage entre réalité et surnaturel, son Ophélie6 en nuisette flotte au milieu d’un séjour inondé. De ce travail sur la lumière se dégage une « inquiétante étrangeté » comme le remarquent de nombreux critiques et journalistes. La référence freudienne est devenue pour l’artiste, au fil des entretiens, le principal argument justifiant ses images. Sous le couvert de sa biographie, Crewdson raconte comment lorsqu’il était enfant il écoutait une oreille collée au plancher les patients de son père psychanalyste7. Ne comprenant pas tout, il imaginait alors visuellement les propos échangés. Anecdote trop belle et qui conditionne le spectateur à une certaine lecture de ses images, elle ne suffit cependant pas à cerner dans son entier la production de cet artiste.
Avec la série Hover (1996-1997), Crewdson abandonne la couleur pour le noir et blanc et change radicalement l’angle de ses prises de vue. Il prend de la hauteur pour dépeindre une zone urbaine en la déplaçant de la réalité vers l’imaginaire. Des crevasses et des mottes de terre envahissent les rues, les voitures subissent d’étranges dysfonctionnements ; tous ces éléments de la composition traduisent visuellement les déplacements de la réalité vers la fiction. Ceux-ci génèrent des situations incongrues donnant naissance à des paradoxes visuels qui ont une origine cinématographique8 en grande partie liée à la technique de prise de vue. Après avoir effectué de nombreux repérages dans les banlieues de l’État de New York, Crewdson, derrière sa chambre Sinar9, se transforme en directeur d’une équipe technique pouvant compter 150 personnes10, composée en grande partie de machinistes, de grutiers, de coiffeurs, de maquilleurs et de figurants. Plusieurs images seront prises, elles seront par la suite assemblées, puis truquées en postproduction afin d’obtenir une image à la netteté parfaite. L’ambiance même de la réalisation de ces images ressemble à s’y méprendre à un plateau de cinéma où tout le monde s’affaire. Pour la série Beneath the Roses, les rues de la petite ville de Pittsfield11 sont vidées de leurs passants et, élément par élément12, l’artiste élabore son image. Du décor en bois aux traces de pluie sur la route, aucun détail n’est omis car chaque cliché de cette série doit intrinsèquement évoquer pour les spectateurs une fiction cinématographique. Beneath the Roses se conçoit comme l’aboutissement monumental des enjeux et des idées véhiculés par ses précédents travaux. Crewdson se plaît à casser les frontières entre cinéma et photographie, à mélanger les deux afin de créer ses ambiances particulières. En 2002, comme pour parfaire cette ambivalence, il fait appel à des acteurs professionnels (Gwyneth Paltrow, Julianne Moore, William H. Macy et Philip Seymour Hoffman) pour devenir les modèles d’une série qui s’inscrit dans la continuité iconographique de Twilight et de Beneath the Roses, Dream House.
Crewdson ne cesse de créer des images énigmatiques mettant en scène les peurs et les névroses quotidiennes et de les renforcer par un discours qui ne lève jamais le voile sur le mystère des images et se plaît au contraire à les rendre indiscernables. « Quand je dis que je ne sais pas exactement de quoi parle une image, je dis la vérité13». Il cherche à faire éprouver aux spectateurs l’angoisse d’une situation construite à la frontière entre réel et imaginaire. Pour cela, il réintroduit des éléments naturels dans la ville ou dans l’espace domestique. Cette utilisation particulière de la nature provient de sa deuxième série Natural Wonder14 en 1989 où il abandonna pour un temps le travail in situ dans la ville pour s’enfermer dans un studio afin d’élaborer les maquettes d’un cadre champêtre. Il réinvente une nature mystérieuse qui oscille entre le macabre et le surréalisme. Dans sa dernière série Beneath the Roses, une femme assise sur son lit contemple les feuilles et les herbes qui jonchent le plancher. Même face à ces images manifestement mises en scène, le spectateur ne peut évacuer une interrogation sur sa peur. Dans ces photographies, tout se passe comme si la réalité était suspendue, isolée dans ses apparences, pour n’en laisser voir que les failles. En six séries photographiques, Crewdson exprime l’inquiétude qui se dégage de tout espace réaliste. Il construit un univers réaliste dont les fondations ne sont que des simulacres, dévoilant ainsi l’envers de la réalité ou, comme l’écrit Stephan Berg, « the dark side of the American dream ».15
Le Fotomuseum de Winterthur, Suisse, accueillait cet été une exposition rétrospective, Gregory Crewdson, photographies 1985-2005, organisée par le Kunstverein de Hanovre et qui circulera en Europe jusqu’en février 2007. Un catalogue de 248 pages, sous la direction de Stephan Berg et publié par Hatje Cantz Verlag, accompagne l’exposition.
1 Au fil des ans, le format de ses images s’agrandit. Les images de ses Early Works ne mesuraient que 50,8 x 68,6 cm; elles atteignent avec la série Beneath the Roses, en 2003-2005, 144,8 x 223,5 cm.2 Ce travail sur la lumière aboutira aux trois dernières séries.
3 Se reporter à l’article de M. Hochleitner, « On the iconography of light in the works of G. Crewdson », dans S. Berg, M. Hochleitner et K. Siegel, Gregory Crewdson 1985-2005, éd. Hatje Cantz & Kunstverein, Hanovre, 2005, p. 151-159.
4. Se reporter à l’article de T. Allens-Mills, « Desperate House Lives », The Sunday Times, 3 avril 2005. « One of the things I love about a photograph […] is that the viewers will always bring their own story to the photographs, because my photographs are unresolved. »
5 Cf. R. Moody, Twilight. Photographs by Gregory Crewdson, éd. Harry N. Abrams, New York, 2002.
6 N. Hancock s’entretient avec l’artiste qui retrace toute la construction de cette image dans son article « The Ultimate Film Still », New York Times Magazine, 25 mars 2001, p. 50-53.
7 Auquel il dédia l’ouvrage Twilight. Photographs by Gregory Crewdson.
8 Les films d’Orson Welles, d’Alfred Hitchcock, de David Cronenberg, de Steven Spielberg (notamment Close Encounters of the Third Kind, en 1977) ou de David Lynch. Se reporter à l’interview effectuée par Antonio Lopez (www.sitesantafe.org/exhibitions/virtualgalleries/frcrwan/crewdsonqa.html).
9 Cf. L. Debraine, « Les étranges scènes domestiques de G. Crewdson », Le temps, 13 juin 2006.
10 Notamment pour sa dernière série Beneath the Roses.
11 Cf. T. Allens-Mills, « Desperate House Lives », op. cit.
12 Cf. S. Berg, M. Hochleitner et K. Siegel, op. cit. Cet ouvrage reprend le principe adopté pour le catalogue Twilight (cf. R. Moody, op. cit.). Chaque série se termine par quelques images documentaires sur la réalisation de la série où l’on peut voir les maquettes et les moyens mis en oeuvre pour chaque prise de vue.
13 Cf. T. Allens-Mills, « Desperate House Lives », op. cit : « When I say that I don’t really know precisely what a picture is about, I’m telling you the truth ».
14 Cette série d’images servira à l’élaboration de deux essais littéraires. Se reporter à G. Crewdson, J.C. Oates et B. Morrow, Hover, éd. Artspace Book, New York, 1998.
15 Cf. S. Berg, M. Hochleitner et K. Siegel, op. cit., p. 11.
Photographe américain né en 1962, Gregory Crewdson est diplômé de Yale où il y enseigne actuellement la photographie. Son oeuvre a fait l’objet de nombreuses expositions personnelles en Amérique du Nord et en Europe. Au Canada, le Emily Carr Institute of Art and Design, à Vancouver, présentait ses travaux dès 2000. Gregory Crewdson est représenté par la galerie Luhring Augustine, à New York, et White Cube, à Londres.
Cyril Thomas est doctorant en histoire de l’art contemporain à l’université de Paris-X Nanterre. Il est membre du Centre de Recherche Pierre Francastel et enseigne actuellement la photographie à l’université de Paris VIII Saint-Denis.