[Automne 2006]
Musée de Joliette
du 12 février au 16 avril 2006
L’intérêt que présente cette exposition tient à plusieurs éléments. En premier lieu, il y a une sorte d’éloquence discrète qui caractérise les images. Cela peut sembler paradoxal comme affirmation mais elles présentent un témoignage à la fois vibrant et subtil de l’effet du temps sur les lieux. S’élabore en elles une invitation à l’examen tranquille et soutenu, l’œil à la recherche des traces que le photographe traque. Si les images tendent à inscrire la pratique de Mark Ruwedel dans la catégorie de la photographie documentaire, c’est qu’il y a en elles apparence de transcription directe de ce qui a été vu et saisi. Mais on aurait tort d’en rester là car le photographe est à la recherche de quelque chose de précis que l’on est convié à étudier avec lui.
Il y a ici trois séries. La première, The Ice Age, montre les traces de la dernière glaciation. La seconde, Pictures of Hell, présente les divers lieux et ouvertures de pierre qu’on a affublés du titre de portes de l’enfer ou autres noms à consonance satanique, aux États-Unis. La troisième, intitulée Westward the Course of the Empire, est à l’affût des marques laissées, dans les prairies et autres sites, par les rails des chemins de fer construits pour relier les deux extrémités du continent. S’ajoute à ces séries une sorte de mise en condition paradoxale. En effet, dans une sorte de préface à l’ensemble, Mark Ruwedel expose les images de quelques-uns des sites de land art les plus réputés, pour voir comment le temps a aussi agi sur eux : Spiral Jetty de Robert Smithson et Double Negative de Michael Heizer.
C’est qu’ici la terre est perçue à la fois comme un organisme vivant et un objet sémiotique. Elle peut, à l’instar de toute entité biologique, être blessée et porter en elle des plaies. Mais elle est aussi un aleph, un bloc sensible comme une tablette de cire, gardant en elle les marques de ceux qui l’ont parcourue. C’est cette double essence qui retient Mark Ruwedel. L’intéressent tout autant les œuvres du land art que les restes des civilisations très lointaines ou les cicatrices laissées par le rêve d’une colonisation de l’Ouest de l’Amérique. Il affectionne tout particulièrement les déserts Mojave et Sonora, tous deux en Californie du Sud. Ces lieux arides et dépeuplés furent traversés par tant de nomades et de tribus qu’ils abondent en vestiges, gravés dans le sol ou la pierre, dont profitent sans vergogne nombre de pilleurs.
Mais le fait de mettre ainsi sur le même plan des réalités si différentes ne trahit pas ici un désir de déflation idéologique et symbolique. Il en va de tout autre chose. Car, en effet, il est difficile de sentir que la présentation des empreintes de rails oubliées dans le sol des prairies ou entre les versants abrupts d’une passe dangereuse fait l’objet d’une charge dénonciatrice à teneur écologique quand celle-ci est jumelée à une autre montrant des pétroglyphes anciens. Il y a ici désir de montrer que la terre peut être un objet de sens comme un autre. Cela, me direz-vous, les archéologues le savaient déjà. Mais ceux-ci abordent les signes découverts en fonction d’une reconstitution à tenter de ce qui fut. Cela n’est certes pas l’objectif de Mark Ruwedel qui voit plutôt la terre comme le creuset de toutes les manifestations humaines et de tous les souvenirs endormis en elle. Sa fonction, à lui, artiste photographe, est celle d’un éveilleur de ces signes enfouis. Il les révèle sans trop insister, en sauvegardant leur caractère de discrétion et n’exhume rien d’autre que leur présence ténue, légère protubérance ou menue excavation affleurant au sol.
Mais il ne faudrait pas non plus croire en une sorte d’apolitisme complet de sa part. L’image intitulée The Witnesses, qui montre de simples bancs alignés dans un espace aride, a été prise sur les lieux de tests atmosphériques liés à des essais nucléaires. Apprend-on par la suite que ce site est aussi celui où exista un lac à l’époque du pléistocène (2 000 000 à 10 000 avant J.-C.) que la teneur de l’image s’en trouve rehaussée… et que l’on saisit mieux ce dont il en retourne pour le photographe.
Les moyens retenus pour cette mise au jour changent d’une série à l’autre. La plus efficace est certes la première, grâce à laquelle les traces de l’ère glaciaire, parallèlement à celles aussi de notre civilisation moderne, nous sont données à voir. En ces images, Mark Ruwedel y va de diptyques de dimensions variables. Cette variété dans la mesure des images invite à une scrutation plus attentive, plus soutenue. Notre regard, méticuleux, va et vient en elles. On y cherche ce qu’a bien pu vouloir nous faire saisir l’artiste. Les signes y sont plus nombreux et plus tenus. Comme si, en chacune, se profilait un paradoxe que l’on s’employait à solutionner.
Devant les autres séries, l’on se sent un rien floué, à cause d’une certaine régularité dans la manière de rendre l’intention perceptible. Pictures of Hell reprend après tout des images assez semblables et c’est dans cette sérialité un brin répétitive qu’elle met l’accent sur des lieux qui n’ont rien de satanique ni d’infernal. À moins que ce ne soit l’objet : montrer combien des lieux certes arides mais innocents portent les noms donnés par des immigrants épuisés, désorientés et à la sensibilité exacerbée par des heures et des heures de voyage. Cette série porte leur désespoir et leur accablement. Elle porte une histoire qui est tout entière étrangère aux lieux traversés. Comme si ceux-ci finalement n’appartenaient qu’à la Terre elle-même, notre mère biologique à tous, et que nous ne faisions jamais que nous les approprier et les exploiter sans les comprendre.
Ce sentiment resurgit avec encore plus de force dans la série Westward the Course of the Empire. En elle, la présomption des hommes semble régner sur les lieux montrés. Des tunnels ouverts dans les passages difficiles et des parois probablement dynamitées, il reste bien peu de choses que la nature ne puisse reconquérir. En chaque image, à même les scories et balafres inscrites dans le sec et amer paysage, cette reconquête est évidente.
On comprendra qu’il y va d’un choix assumé, subtilement mené. Celui-ci est de montrer la commune mesure des informations laissées dans le creux de la Terre et de s’attarder aux présomptueuses soifs de conquête des hommes qui croient tout régenter et tout posséder pour les siècles à venir quand ils se mettent en tête de « développer » un site déterminé.
Commissaire d’exposition, essayiste et poète, Sylvain Campeau collabore aux revues cv ciel variable, etc, et Vie des Arts.