[Automne 2006]
L’image photographique est toujours exemplaire. Elle renvoie toujours, en effet, à une réalité plus vaste que ses contours propres. Non seulement est-elle toujours tributaire du temps et du lieu, en un mot des circonstances (circum stare : ce qui se tient autour, ce qui entoure, autant dire le contexte) dont elle est toujours nécessairement la trace et comme une sorte de prélèvement, que ces circonstances soient artificiellement construites ou « naturellement » captées. Mais elle vit aussi de son rapport à ce qu’elle peut bien « illustrer », c’est-à-dire à la fois mettre en image et rendre notable, sinon notoire. À cet égard, on pourrait lui appliquer la formule d’Aristote pour qui le mythe est un discours faux « imageant »1 la vérité.
L’artificialité réelle, la « fausseté » vraie des images de Matthieu Brouillard tient, me semble-t-il, à leur façon particulièrement éloquente de capter l’imaginaire tout en infléchissant le regard du spectateur vers ce qu’il faut bien appeler une réflexion sur l’essence même de la photographie.
Les grandes photos, dont il trouait littéralement les murs de la galerie Langage Plus à Alma ce printemps, à la suite d’une résidence au centre Sagamie à Alma également, semblent en effet, d’entrée de jeu, combiner ce qui se donne comme un certain réalisme de reportage (ce pourrait être la pauvreté, la solitude, le délabrement des corps et des lieux) à une mise en scène onirique qui vient aussitôt démentir cette évidence en produisant du même coup une véritable mise en abyme de la photographie et de son histoire.
Car on n’échappe pas à la question de ce que représentent les photographies de Matthieu Brouillard. Ces corps que le titre de l’exposition qualifie de « cadavres anticipés » se livrent spectaculairement à des activités que l’image photographique, comme c’est son destin, interrompt et fige, mais dont surtout le sens ou même simplement le but échappe au spectateur, pour diverses raisons. Passe encore que le modèle qui semble bien repris trois fois dans la même image (p. 16-17) énonce en un même lieu (qui est à la fois l’image et l’intérieur délabré qu’elle cadre) ce qui pourrait être trois temps du personnage qu’il campe : la nudité et l’activité du lever, fût-il, comme ici, visiblement accablé, l’attente inutile et la désaffectation de l’homme tout entier devenu simple « porte-aspirateur » et comme suspendu à une patère. Mais l’immobilité qui visiblement l’étreint et même le frappe dans deux de ses occurrences donne à cet homme, au moment même où il semble en repos, la patine du cadavre.
Après tout, photographié, tout corps devient, littéralement et dans tous les sens, une nature morte. Et, paradoxalement, dire « cadavres anticipés » ces corps, plus ou moins nus, plus ou moins démunis, « dépouillés » en un mot, c’est en quelque sorte leur rendre la vie puisque l’anticipation de leur état de cadavre renvoie leur mort à un indiscernable futur.
La nudité des personnages (ou leur degré variable d’habillement) répercute le délabrement du décor, un immeuble visiblement désaffecté : nous nous retrouvons, sur le plan de la fiction que porte l’image, dans le monde de l’itinérance, avec la cruelle ironie de ce terme puisqu’un itinérant, par définition, c’est quelqu’un qui n’a pas d’itinéraire, un vagabond de la société.
Aussi bien, le mouvement est-il ici criant de vérité justement parce qu’il est arrêté dans des poses improbables : ce skieur de sous-sol qui semble se livrer à des push-up particulièrement difficiles, cet homme nu qui marche les mains tendues dans la position de la prière musulmane, cet autre (le même modèle ?) habillé et empêtré dans sa marche précautionneuse comme on est pris dans du ciment tandis qu’un autre encore, qu’on imagine juché sur une échelle, les mains appuyées à la vitre d’une fenêtre, regarde visiblement à terre quand sa situation de voyeur supposé exigerait que son regard fouille la pièce.
La fixité qui est la marque même de la photographie trouve ainsi sa relance dans le mouvement qu’induit le récit auquel immanquablement va se livrer quiconque regarde ces images : une interactivité autrement plus forte que celle de bien des performances se déploie donc ici, dans ce piège qui est tendu à l’imaginaire du spectateur, piège dont il ne peut se déprendre qu’en se mettant littéralement à fantasmer. Et c’est ainsi, du même coup, que s’approfondit le champ et que s’élargit le cadrage jusqu’aux limites indéfinies du regard individuel et collectif. Comme si l’image retournait au rêve et à l’incertitude des scènes qu’il produit et des corps qu’il met en scène.
Goya, dont se réclame volontiers Matthieu Brouillard, disait que « le sommeil de la raison engendre des monstres ». Ici, la formule se recombine dans tous les sens : la raison, c’est-à-dire le dynamisme propre à tout récit, engendre des monstres énigmatiques par les questions mêmes qu’elle ne peut manquer de se poser. Mais le monstre lui-même qui est, comme chacun sait, simplement ce qu’on « montre », ce qu’on rend spectaculaire, engendre la raison comme une solution à l’énigme qu’il pose. Car finalement, et c’est aussi une des leçons de la photographie, c’est le regard qui engendre des monstres et c’est le regard qui les défait.
Si le regard des personnages de Brouillard est toujours baissé, détourné, littéralement « atterré », c’est sans doute parce que celui du spectateur est forcé, au contraire, de se fixer sur des profondeurs qui dépassent et prolongent considérablement celles de l’image. Une lecture attentive de cette œuvre pourrait sans doute y voir une reprise originale du dispositif relevé par Foucault dans sa célèbre analyse des Ménines de Vélasquez.
Ce qu’en tout cas à la fois ouvrent et explorent ses « cadavres anticipés » c’est l’espace proprement labyrinthique qui se déploie au bout du regard humain, à partir de cette véritable malédiction ontologique qui condamne le bipède à tout voir sauf le lieu d’où il voit. Tout miroir est un piège d’altérité qui me révèle mon visage comme un monstre. Mais toute altérité m’est aussi ce miroir que les autres et les choses imparablement me tendent. Quand Thésée voit le monstre tapi, c’est d’abord lui-même en tant qu’autre qu’il contemple et dont il lui faut se déprendre pour pouvoir ressortir du labyrinthe, c’est-à-dire rentrer en lui-même par le chemin inverse de la projection qui l’en avait fait sortir.
Ce lieu de la représentation qui mêle identité et étrangeté, différence et répétition, moi et Autre, c’est l’espace de ce que la rhétorique appelait métaphore, c’est-à-dire « transport » et aussi bien au sens d’émotion. Car c’est bien l’émotion qui nous étreint quand nous sommes pris par des images qui nous parlent irrésistiblement de nous dans l’étrangeté même et qui, réciproquement, nous rendent en même temps étrangers à nous-mêmes et comme objectivés. C’est ce sens de la métaphore que collectivement nous semblons bien avoir perdu puisque nous ne voulons plus, en tout et partout, que du même mortifère : politiciens qui nous ressemblent, téléréalité pour les vedettes que nous sommes, etc. ; toute représentation se trouve abîmée désormais pour nous dans une répercussion où nous sommes pris comme des mouches engluées.
Matthieu Brouillard, par les tableaux qu’il compose, nous rouvre cet espace tout en l’étendant aux dimensions d’un dialogue avec l’art tout entier par le biais d’une actualisation très personnelle de ce va-et-vient entre la peinture et la photographie qui voit depuis plus d’un siècle maintenant chacune contester l’autre ou s’en inspirer, voire même s’y fondre, mais à chaque fois dans le but, dans certains cas paradoxal, d’affirmer ou de maintenir sa spécificité.
Nous sommes tous, c’est notre destin animal, des cadavres anticipés, des morts en sursis. Qu’une séquence d’images sans cesse recomposée — le portfolio ici présenté opère un nouveau séquençage, produit un nouveau récit à l’intérieur du récit plus vaste que faisait naître l’exposition et que défaisait à son gré, pour le recomposer, « dans sa tête », tout visiteur — fixe chacun d’entre nous au mur mouvant de nos rêves et de nos raisons, n’est-ce pas là l’image même de ce nœud coulant temporel dans lequel la mélancolie nous étrangle tous, mais, aussi bien, en nous donnant une sorte d’élan proprement vital ? N’est-ce pas, aussi bien, le comble de l’art que cet instantané en forme d’éternité ? Cette objectivation et même cette objectivité du subjectif ?
À une époque où les faiseurs et les artificiers sont légion, Matthieu Brouillard a le culot modeste d’être un artiste, un vrai. Comme Dédale.
Né en 1976 à Montréal, Matthieu Brouillard pratique essentiellement la vidéo et la photographie. Son travail a été présenté au Québec et à Toronto. Il rédige actuellement une thèse portant sur les relations qu’entretiennent photographie et théâtralité dans les pratiques de certains photographes. Il termine actuellement un court-métrage en collaboration avec l’écrivain Gaétan Soucy et l’architecte Peter Soland.
Sémioticien et écrivain, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi.