[Hiver 2006-2007]
Documentary Now!
Contemporary Strategies in Photography, Film and the Visual Arts
Rotterdam, NAi Publishers
2005
Depuis la Documenta 11 (2002, Cassel), l’engagement politique dans l’art semble trouver un cadre d’analyse au sein d’une définition étendue du documentaire. Autrefois cantonné à une rhétorique et à des usages précis, le genre s’hybride lui-même aujourd’hui en fréquentant plusieurs disciplines et médias. Par ailleurs, en encourageant les formes expérimentales, le champ artistique permet de baliser ce phénomène d’intermédialité. Ainsi, plusieurs expositions s’enchaînent récemment autour de la prémisse d’un « virage documentaire » (documentary turn) de l’art contemporain. Le commissaire Mark Nash formule cette thèse dans l’exposition Experiments with Truth (2005) présentée au Fabric Workshop and Museum (Philadelphie). Ce projet poursuit une réflexion théorique amorcée avec la Documenta 11 (dont il fut le co-commissaire). Bien que les enjeux des propositions qu’il réunit ici se distinguent souvent radicalement, l’articulation d’un lien de contiguïté entre le réel et la représentation constitue, selon lui, leur commune mesure. Dans un autre registre, l’exposition Making History, Art and Documentary in Britain from 1929 to Now (2006) présentée à la Tate Liverpool rend compte d’une histoire du documentaire en Grande-Bretagne sans se limiter à ses occurrences filmiques et photo-graphiques. En retour, certains commissaires d’événements habituellement consacrés au cinéma documentaire emboîtent le pas avec des expositions juxtaposant des programmes de films, des installations vidéo et des cycles de photographies1 (notamment le festival Vision du réel de Nyon).
Proposant un premier bilan de ce phénomène sous forme de publication, l’anthologie Documentary Now! Contemporary Strategies in Photography, Film and the Visual Arts (2005) réunit six contributions de théoriciens et des interventions d’artistes. Dans l’introduction, les directeurs de la publication formulent une série de questions : « Le documentaire possède-t-il toujours une fonction sociale ? Sous quelle forme ? » Enfin, « le musée d’art est-il le lieu de prédilection d’un renouveau du genre ou représente-t-il son tombeau ? »
Les premiers textes de l’anthologie ne touchent pas directement à la spécificité du programme suggéré ici. Les auteurs réinvestissent plutôt les problématiques d’ordre épistémologique que suscite l’histoire du genre (surtout en photographie). Jean-François Chevrier analyse les concepts de vérité et de réel associés à l’ontologie de l’image photographique depuis le 19e siècle. En vue de nuancer un point de vue inféodant la photographie aux médias de masse, il évoque les vastes recensions topographiques (mission héliographique, datar) qui rapprochent plutôt ce médium de la représentation scientifique. Chevrier aborde également la tension entre un projet à la fois esthétique et descriptif chez certains photographes d’une première école du documentaire tels que Walker Evans. Enfin, il tente de distinguer le document comme enregistrement d’un événement ou d’un phénomène et comme témoignage d’une expérience singulière. Olivier Lugon rend compte des paradoxes d’une séparation institutionnelle de la photographie artistique et de la photographie documentaire dans la première portion du 20e siècle. D’autres auteurs exposent la faiblesse des critères qui définissent désormais l’image documentaire dans la sphère intermédiatique. Maarjte van den Heuvel décrit la complexité d’une culture visuelle avec laquelle les artistes doivent transiger. Frits Gierstberg commente le moment de transition entre une critique de la représentation associée au postmodernisme, et la nouvelle donne du numérique. En mettant à jour certaines problématiques formulées dans les années 1970 et 1980, ces auteurs n’offrent guère de perspectives inédites. Ajoutons que les réflexions menées depuis plusieurs années dans le champ des études cinématographiques pour redéfinir le documentaire restent ici dans la marge.
Le texte d’Ine Gevers suggère cependant quelques pistes intéressantes pour discuter des croisements interdisciplinaires annoncés par le titre de l’anthologie. L’auteur estime qu’une éthique de la bonne distance ne représente plus un remède viable à l’aliénation contemporaine. Il s’oppose également aux pratiques recyclant le slogan des années 1970 « le personnel est politique ». Selon lui, les démarches d’artistes tels que Martha Rosler, Allan Sekula et Walid Raad se dégagent de ces impasses par un commentaire sur l’intersubjectivité des formes documentaires.
Seul auteur abordant de front la réception du documentaire élargi au sein des lieux d’exposition, Tom Holert fait retour sur la surenchère d’images en mouvement lors de la Documenta 11. Les commissaires de cette exposition ont cumulé les dispositifs pour encourager la mobilité du spectateur devant certaines propositions normalement visionnées en salle. Corollairement, selon Holert, cette suggestion d’une appréhension distraite des images accélère leur inscription dans une logique du spectacle. Bien qu’une partie de cette critique semble juste, elle occulte les stratégies déployées par certains artistes en vue de diriger l’attention du spectateur ou d’utiliser la durée comme matériau de l’œuvre. Sur un autre registre, ce reproche témoigne de la nostalgie d’une architecture muséologique débarrassée des antagonismes de l’espace social. En offrant une multiplicité de modes perceptuels aux spectateurs, les commissaires de la Documenta ont plutôt proposé un contre-exemple à ce régime des images spectaculaires.
Les artistes (surtout néerlandais) disposaient ici d’une tribune pour s’exprimer sur le recyclage de protocoles documentaires dans leur pratique. Certains des participants (Bas Scholten, Julika Rudelius) refusent de souscrire aux idéologies que véhicule le genre (la neutralité, l’identification avec l’opprimé). À ce titre, Rudelius juge qu’une association entre son champ d’activité et celui du documentariste relève principalement d’une construction rhétorique de la critique. Commentant également le phénomène d’institutionnalisation de ces pratiques, Dennis Adams affirme qu’une mise à mal de l’autorité du documentaire par les artistes au cours des années 1970 pave la voie à son entrée dans le marché de l’art quelques décennies plus tard. Johan Grimonprez investit quant à lui le voyeurisme qu’encouragent les images de catastrophes au sein de l’espace médiatique. Sans chercher à se distancier complètement, il propose par le montage de ces images un second voyeurisme qui observe le premier. Artiste cité à plusieurs reprises dans les textes de théoriciens, Walid Raad suggère qu’une distinction trop tranchée entre le vrai et le faux oblitère des témoignages semi-fictifs. En créant des documents qu’il narre ensuite d’après le contexte bien réel de l’après-guerre civile au Liban, Raad fait de leur médiation l’enjeu même de son intervention critique.
De nombreux artistes (Walid Raad entre autres) mettent en récit des constellations documentaires où l’image ne joue pas toujours un rôle de premier plan. En privilégiant de nouveau les débats suscités par l’ontologie du médium photographique ou cinématographique, les auteurs de cette anthologie négligent le phénomène d’intermédialité à l’origine de ces pratiques documentaires. Par ailleurs, celles-ci empruntent souvent leurs stratégies réflexives aux croisements interdisciplinaires des années 1960 et 1970 (art conceptuel, cinéma expérimental, vidéo, in situ). Il est nécessaire de déterminer dans quelle mesure le genre documentaire comme modèle heuristique peut s’appliquer rétrospectivement à cette période d’expérimentation. Une telle filiation permettrait peut-être de saisir le paradoxe que représentent désormais l’émulation et le rejet simultané de ce modèle par les artistes.
Vincent Bonin est artiste et vit à Montréal. Il occupe un poste d’archiviste à la Fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie.