[Hiver 2006-2007]
Centre VU, Québec
du 5 mai au 4 juin 2006
Il y a quelques années, je regardais avec mon fils Rox et Rouky, un film d’animation de Walt Disney. Dans le générique du début apparaissait, juste au moment de faire réellement démarrer l’action, une toile d’araignée en avant-plan, l’arrière-plan ayant été laissé dans le flou. Puis, s’opérait progressivement un changement de foyer qui amenait l’arrière-plan en pleine netteté alors que l’avant-plan devenait plus flou au même rythme. Évidemment, l’intention était de faire plus « réel ». À condition de considérer, bien entendu, que cette plus-value de réalisme consistait à rapprocher le film d’animation d’un film réel. Il fallait aussi du coup accepter l’idée que cette différence dans la profondeur de champ, tel que construite par l’optique de la photographie comme de la cinématographie, cette condition de physique élémentaire de la vision artificielle, était devenue une norme, un archétype acceptable de ce qu’il est désormais convenu de considérer comme « réel ». Car, enfin, cela ne se passe pas ainsi pour l’œil humain. Sa mise au foyer se fait à une telle vitesse que, de nous-mêmes, nous n’aurions jamais érigé cette condition en une sorte de critère de vraisemblance fictionnelle.
C’est, ce me semble, à une expérience semblable que nous convie Toni Hafkenscheid dans ses œuvres, présentées au centre VU, mais de façon un peu plus controuvée. Les images qu’il présente ont été ainsi construites qu’elles ne nous semblent pas réelles. Cette impression est provoquée par les libertés qu’il s’offre pour représenter la profondeur de champ. Car c’est véritablement elle qui est l’enjeu critique de cette présentation.
Dans la vision que nous avons habituellement d’un paysage quelconque ou de tout autre sujet à grande échelle, l’image a d’ordinaire été prise avec une grande profondeur de champ. Les caractéristiques optiques des lentilles font en plus que cette profondeur de champ est automatiquement plus grande et plus « profonde » quand le sujet est éloigné que quand il est rapproché. Des images prises à courte distance, avec des objectifs macro, offriront donc une plage de netteté extrêmement réduite. C’est d’ailleurs là le plus grand défi de la macrophotographie. Cette difficulté créait ainsi un effet saisissant dans les images, par exemple, d’une artiste comme Holly King dont on ne savait plus si les maquettes paysagères étaient fausses ou réelles. La grande dimension des images, jointe à une profondeur de champ réduite, entretenait cette confusion.
Or, ce qu’a fait Toni Hafkenscheid est tout à l’opposé. Les paysages reproduits dans ses travaux sont bien réels. Mais il les a ainsi saisis, en légère plongée, de manière à nous informer qu’il est en position dominante par rapport à eux, qu’il surplombe la scène tel un dieu lointain. Les couleurs ont en plus été rehaussées, créant une impression de peinture vive sur du plastique et évoquant les cartes postales idéalisées des années 50 en Amérique. Mais, surtout, la profondeur de champ a été ici réduite à un point tel que l’on est convaincu d’avoir affaire à des maquettes et d’être certainement les victimes d’une construction artificielle composée avec des reproductions réduites. Le titre même de l’exposition, ho, est d’ailleurs une allusion à la mesure utilisée dans la fabrication de modèles réduits de trains.
Imaginez un train serpentant entre les montagnes (Train Snaking through Mountain). Le ciel est bleu. Des nuages d’un blanc vibrant et de formes moelleuses y sont suspendus. Le wagon en tête du train est d’un rouge lui aussi très vif. Le vert se mêle, comme le ciel d’ailleurs, d’une légère dominante jaune, comme si la photo datait quelque peu. La netteté de l’image se limite à une plage très limitée, qui couvre les sapins placés à la hauteur du premier wagon de marchandises. C’est dire que le wagon de tête, lui, est complètement dans le flou, comme s’il s’apprêtait littéralement à sortir de l’image. Quant aux montagnes du fond, inutile de dire qu’elles constituent d’assez vagues formes, à l’arrière. Nous avons l’impression d’assister à une scène construite, préparée, fignolée. Alors qu’il n’en est rien. Tout cela repose en fait sur la seule tonalité des couleurs et sur cet effet de profondeur de champ amputée, réduite à l’épaisseur d’une feuille de papier.
Il en va de même avec Niagara Falls, cette image de piétons déambulant le long de la rambarde qui semble les protéger des chutes, aux trombes d’humidité flottant tout autour. Cette bande passante n’est même pas au foyer, malgré le fait qu’elle se déroule le long d’une ligne parallèle à la surface de la lentille. Les passants se promènent ainsi dans une sorte de brouillard qui doit son épaisseur tant aux chutes elles-mêmes qu’à l’aura embrouillée créée par le choix technique de l’ouverture. On imagine, même si rien ne vient confirmer cette idée, une traversée périlleuse des marcheurs sur un pont étroit alors que c’est plutôt cette espèce de marche au-dessus d’un abîme d’inconsistance laiteuse, résultat de l’environnement blanchâtre, qui compose cette image. Dieu sait si ce précipice n’est pas la photographie elle-même, dans ses effets de réel ! Comme si sa vraisemblance menaçait à tout instant d’être engloutie dans notre incrédulité.
En d’autres occasions, c’est la position même que paraît occuper le photographe dans son opération de saisie qui vient commander notre lecture. Dans River Road et Train and Gun, l’image est le résultat d’une vue plongeante. Il est clair que cela renforce l’impression d’être en face d’une maquette conçue pour nous abuser.
Bref, nous ne savons plus. Sommes-nous face à des images issues de l’entreprise d’un publiciste des années 50 ? Ou de cartes postales démesurément agrandies, et mal reproduites, vieillies, aux couleurs passées, victimes du passage du temps ?
Tout l’intérêt de l’exposition tient évidemment dans cette incertitude. Et même si cette ambiguïté paraît uniquement relever de l’effet technique, sachons qu’il n’en est rien. Le tout repose en fait sur une connaissance archétypale et clairement postmoderne de la photographie et de ce qu’elle peut créer comme effets de confusion. Nous avons tous déjà vu de ces constructions avec personnages miniatures reproduisant des environnements connus et essayant de se faire passer pour réelles. Et c’est cette connaissance qui nous abuse.
Le malaise vient aussi de notre position. Enfin, de celle dans laquelle nous installent ces images. Rappelons combien elles sont gigantesques. Nous avançons et reculons devant elles, incertains de notre propre dimension. Sommes-nous, nous aussi, des géants, surplombant une scène construite de toutes pièces ? Dominons-nous ces paysages ? Ou sommes-nous, à échelle humaine devant des scènes réelles, de proportions réduites, humbles devant ces visions magnifiées et idéalisées ? Nous hésitons.
Bref, le véritable élément qui soit en définitive mis en scène ici, c’est bien une composante essentielle de la photographie : sa profondeur de champ comme principe fondamental, instigateur de l’échelle des choses et des paysages représentés.
Commissaire d’exposition, essayiste et poète, Sylvain Campeau collabore aux revues cv ciel variable, etc et Vie des Arts.