[Été 2007]
par Sylvie Parent
Plusieurs pratiques photographiques des dernières années ont opté pour une vie numérique instable et une présence fugitive sur écran en s’associant à l’univers mouvant du Web. Dans cet environnement, la photographie renonce à la forme figée de l’image imprimée pour plonger dans un espace fluide caractérisé par le changement. La rencontre entre l’image statique et ce milieu dynamique a donné lieu à de nombreux projets artistiques qui prennent en compte cette dualité.
De toute évidence, la structure même du Web, les passages d’une page à une autre qu’effectue l’usager engagent tous les contenus publiés dans une mobilité. Le remplacement renouvelé des pages crée une expérience séquentielle, l’impression d’effectuer un parcours constitué d’étapes. Chaque page Web constitue un arrêt à partir duquel se fait l’appel d’une autre page, la consultation se produisant ainsi par défilement et par sauts. Ces bonds d’une page à l’autre supposent un « mouvement » afin d’assurer une continuité sémantique. Or, ce modèle, celui de l’hypertexte, encourage la conception de projets narratifs.
Fondés sur l’hypertexte, les récits photographiques figurent parmi les œuvres pionnières conçues pour l’ordinateur et diffusées sur le Web. Dérivant de la littérature électronique créée avant Internet, ils utilisent les structures arborescentes et autres formes narratives explorées d’abord par les œuvres textuelles. Dans ces créations, le texte demeure d’ailleurs souvent important, et le caractère narratif de l’image photographique joue en faveur de la progression et de la complexité du récit en plus d’évoquer le réel d’une façon impérieuse.
Certaines thématiques et avenues formelles peuvent être observées au sein de ces récits. Le thème de la mémoire, par exemple, fondamental dans les œuvres photographiques, est au cœur de plusieurs projets (autobiographies, journaux personnels, enquêtes historiques, etc.). La trace que signifie toute photographie, la mémoire d’un passé révolu et le concept de disparition qui l’accompagne trouvent une correspondance très juste dans l’expérience fugitive du Web. Ainsi dans Life With Father (http://theplace.walkerart.org/) de Joseph Squier ou Chagrins (www.agencetopo.qc.ca/archives/chagrins/) d’Élène Tremblay, l’image, même altérée numériquement, affirme sa nature photographique parce qu’elle maintient une référence forte à son origine1. Les photographies anciennes utilisées par les artistes préservent leur valeur de souvenir, les transformations numériques contribuant à révéler leur vulnérabilité et à symboliser le travail – de dégradation, de déformation et de reconstruction – de la mémoire. Ainsi, cette mémoire prend-elle part à une mouvance numérique, à la fois continuité et reformulation, qui réactualise l’image pour la faire disparaître à nouveau.
D’autres récits photographiques, davantage tournés vers la fiction, s’apparentent au photo-roman. Par exemple, Liquidation (www.agencetopo.qc.ca/liquidation/), de Michel Lefebvre et Eva Quintas, présente une série de pages dans lesquelles images et textes contribuent ensemble à la construction d’une histoire. La pause que signifie chaque photographie, générée également par la lecture de courts textes sur chaque page, demeure importante dans de telles œuvres. La progression par sauts successifs plutôt qu’en un flux ininterrompu a pour effet de singulariser chaque segment, de lui accorder une valeur individuelle. Chaque page, chaque étape dans le récit détient un pouvoir d’évocation propre, une concentration sémantique. D’ailleurs le texte, comme l’image, accentue les effets expressifs, agissant comme un réservoir de signification avant de laisser la place à la page suivante. Textes et images produisent ainsi un retard dans la poursuite de l’histoire – et dans le mouvement – en valorisant la pause incontournable que représente chaque page2.
Se rapprochant encore davantage de « l’image en mouvement », The Simulator (www.conceptlab.com/simulator/) de Garnet Hertz adopte d’autres stratégies pour offrir un récit humoristique et critique lui aussi fondé sur l’hypertexte. Affichant des images volontairement pauvres des points de vue esthétique et sémantique ainsi que des légendes interactives tout aussi rudimentaires, l’œuvre invite le participant à vivre une journée fort banale. Contrairement aux œuvres mentionnées précédemment, qui s’appuyaient sur une épaisseur sémantique, la pauvreté du contenu amène ici à parcourir rapidement le projet, et donc à faire défiler les images plus vite. De plus, l’intégration de petits fichiers gif animés – de courts films en soi – dans certaines pages accentue aussi l’idée de mouvement3. Toutefois, l’interactivité – aussi simple soit-elle – nécessaire à la progression du projet contrarie l’association avec le film qui, par nature, entraîne une expérience passive.
D’autres projets misent moins sur le mouvement généré par la séquence des pages consultées que sur les possibilités d’animer l’image elle-même sur une page. Dans les premières années du Web, les outils d’animation étaient peu nombreux et les équipements ne permettaient guère la diffusion de contenus multimédias. Un outil simple comme la barre de défilement, par exemple, permettant de faire dérouler une page de haut en bas ou de gauche à droite, a donné lieu à peu de projets photographiques4. Toutefois, une autre technologie apparue rapidement (1996), celle des cadres (frames) qui subdivisent la surface de la page, a suscité des projets marquants comme My Boyfriend Came Back from the War (www.teleportacia.org/war/), d’Olia Lialina5. Cette technologie permet le découpage d’une page en zones de dimensions variables dans lesquelles des données se remplacent et juxtaposent ainsi de nouveaux fragments, créant une composition inédite à chaque nouveau téléchargement.
Puis, avec la technologie QuickTime vr, conçue spécialement pour l’image, plusieurs artistes ont réalisé des panoramas interactifs se déployant à l’horizontale qui ne sont d’abord visibles que partiellement et se prolongent au-delà du cadre de l’écran6. Le participant parcourt la photographie de gauche à droite afin de reconstituer la totalité du point de vue, ce qui donne l’illusion de faire un tour sur soi et crée ainsi une sensation d’espace circulaire et d’enveloppement. Comme dans la tradition des panoramas, les images montrent souvent des paysages, vues urbaines ou architecturales, des étendues spatiales qui invitent à la promenade du regard. Or, lorsque l’usager « déroule » l’image, le mouvement s’installe, la photographie se rapproche encore une fois de l’expérience cinématographique. Des œuvres telles que Without Moving/Without Stopping (www.stadiumweb.com) de Louise Lawler, les projets de Zoe Beloff (www.zoebeloff.com/), ou encore de nombreuses œuvres Web parrainées par la galerie Oboro (www.oboro.net) confirment cette tendance.
D’autres œuvres contrarient la nature statique de la photographie en éprouvant son intégrité et en l’entraînant dans le changement. Par diverses manipulations, la photographie est soumise à des modifications que le participant observe ou effectue lui-même. L’image de départ se voit contrainte de devenir autre au moyen de technologies liées au Web et aux langages informatiques. Des œuvres telles que Si/jamais (http://isabelle-hayeur.com/) d’Isabelle Hayeur, utilisant des instructions en JavaScript, L’Orme (http://karentrask.com/web_orme) de Karen Trask, réalisée avec la technologie Macromedia Flash, ou Sometimes (http://quxl.net/Sometimes/) de Thomas Payne, créée avec Shockwave, anime l’image fixe au moyen de différentes opérations (substitution, disparition, découpage, permutation, multiplication). Ces traitements n’ont pas pour but d’abolir l’image, puisqu’elle demeure présente en tout ou en partie, mais de mettre en évidence la vulnérabilité de la photographie dans l’environnement numérique et sa condition instable. Les possibilités d’animer l’image par diverses technologies Web se sont d’ailleurs multipliées avec le temps.
Encore plus près du cinéma, les Stop Motion Studies (www.stopmotionstudies.net) de David Crawford se rapprochent explicitement de la chronophotographie7. Les images se succèdent ici à un rythme rapide. À la manière d’autres projets se situant entre photographie et film, ces œuvres privilégient l’écart temporel et la valeur expressive de la pause en découpant et détachant le mouvement. De plus, dans ces courts « films », la succession des images ne respecte pas l’ordre temporel dans lequel elles ont été prises. Les photographies ont plutôt été redistribuées selon une nouvelle linéarité, ce qui leur confère une certaine étrangeté et a pour effet de singulariser chaque image.
En s’associant à l’ordinateur et à Internet, la photographie quitte sa condition statique pour se retrouver dans un milieu transitoire, voué à l’impermanence et au remplacement rapide. Dans cet environnement, diverses technologies dynamisent l’image et l’entraînent dans une mouvance. Bien que la photographie se rapproche ainsi du territoire de « l’image en mouvement » (vidéo, film, animation), elle conserve l’idée d’arrêt temporel qui la définit en ayant recours à différentes stratégies, offrant de ce fait une certaine résistance à la mobilité. La mise à l’épreuve de son caractère statique dans l’environnement numérique fait surgir une tension aux multiples avenues expressives.
2 Le projet comprend également une bande sonore conçue lors de sa diffusion à la radio. L’écoute de cette bande sonore est optionnelle.
3 Les gif (de Graphics Interchange Format) sont des images facilement téléchargeables utilisées dès le début du Web. Un fichier gif animé peut contenir plusieurs images qui se remplacent rapidement, créant ainsi une courte animation.
4 Les artistes utilisant la barre de défilement de même que d’autres outils des débuts du Web (boutons, menus déroulants, etc.) ont plutôt opté pour des œuvres formelles ou textuelles. Voir, cependant, un projet photographique assez récent utilisant la barre de défilement et intitulé Gravity, de Dragan Espenschied (http://art.teleportacia.org/exhibition/GRAVITY/).
5 Lev Manovich, dans Behind the Screen/Russian New Media (www.manovich.net/TEXT/behind.html), établit une comparaison entre l’utilisation des cadres dans cette œuvre de Lialina et la technique du montage filmique.
6 Malgré son appellation, le QuickTime vr n’est pas une véritable technologie de réalité virtuelle.
7 La chronophotographie désigne une technique photographique qui permet de prendre une succession de vues à intervalles de temps fixes. Edweard Muybridge et Étienne-Jules Marey ont développé cette technique à la fin du XIXe siècle pour analyser le mouvement.
Sylvie Parent est critique d’art et commissaire indépendante. Elle est l’auteure de nombreux textes sur l’art contemporain et néomédiatique et a conçu plusieurs expositions tant sur la scène locale qu’à l’étranger.