[Automne 2008]
VOX, image contemporaine, Montréal
3 novembre – 15 décembre 2007
Le tératome est une manifestation rare de la croissance chez les mammifères. Il se manifeste en faisant apparaître les choses au mauvais endroit. Poils, ongles et dents naissent, par exemple, à l’intérieur des organes. Leur présence est discrète. Il arrive qu’on les découvre par hasard lors d’une opération chirurgicale visant à enlever quelque autre tumeur. Jeanne Dunning en appelle à cette sorte d’anomalie anatomique. Dans son cas, elle se serait au contraire extériorisée en une sorte de tuméfication informe menaçant à chaque instant d’éclater.
Les images sont troublantes et monstrueuses. Elles renforcent la connivence étymologique entre montrer et monstre. Montrer comme on présente un objet composite, comme on monte, on agence diverses parties dont le cumul échouerait à constituer un tout homogène. Comme si le corps et l’esprit demeuraient irrémédiablement séparés. Comme si le corps portait en lui-même un corps étranger. Encore faut-il démêler certaines choses. Matière, corps, peau, organes tendent ici à se confondre parce que la césure qui s’opère habituellement entre intériorité et extériorité perd toute évidence. L’artiste américaine a créé un parcours simple où des photographies de grand format répondent à des bandes vidéo présentées à l’aide de moniteurs montés sur des socles. De grands voiles incarnats et translucides sont tendus perpendiculairement à notre déambulation, l’empêchant d’être rectiligne. Ils renvoient également à la matière en jeu dans les œuvres. Dichotomisée, la mise en espace semble nous poser simultanément deux questions : s’agit-il de se faire un corps ou alors de se faire faire un corps? Dans les bandes vidéo, des protagonistes emplissent, bourrent, lubrifient, frottent, nettoient frénétiquement des objets dont la mollesse rivalise avec l’inertie accablante de leur masse. Ces sortes de poches se déversent sur les figurantes des photographies, les couvrent ou sont enlacées par elles. Avec une vélocité égale et sans objet apparent, les personnages des autres bandes vidéo enfilent sans discontinuer bas nylons et vêtements faits d’une matière semblable à la masse placentaire.
D’autres pratiques artistiques croisent certains de leurs enjeux avec le travail de Dunning. Les bandes vidéo de Phyllis Baldino, en particulier Gray Area Series, montrent un personnage s’acharnant avec des outils de fortune et une frénesie irrépréssible sur des objets du quotidien – dont la fonction est incertaine – de manière à leur en donner une nouvelle qui, par ailleurs, ne s’explique pas mieux. Le travail de Erwin Wurm vient aussi à l’esprit. On pense notamment à la bande vidéo 13 Pullovers où un ami de l’artiste (Fabio) enfile successivement treize chandails, ou encore à Fabio Getting Dressed, série de photographies où le même figurant se pare de chacun des vêtements de sa garde-robe. Ces pratiques soulèvent des questions où se mêlent pathologie, fonction des objets et purs problèmes de physique. Ce qui singularise le travail de Jeanne Dunning, c’est la manière qu’il a de renvoyer, par son dispositif, à une interrogation plus aiguë d’un psychisme féminin en crise. En contrechamp des vidéos, les photographies laissent voir la contrepartie d’un phénomène de bipolarité. Face à ce qui se donnait comme des comportements maniaques, auxquels de toute évidence se prêtent bien le mouvement de l’image vidéo et ses mises en boucle, elles présentent des figures étendues, apathiques et prostrées qui suggèrent les signes de la dépression.
Il n’est pas sans pertinence d’évoquer ici la réflexion de Catherine Grenier qui, dans son livre Dépression et subversion, fait abondamment état des stratégies employées par certains artistes pour produire des détournements, de l’obstruction. Ainsi, elle nous parle de la pratique de Ugo Rondinone, dont les vidéos – où figurent des clowns affaissés, tristes, aussi inefficaces qu’inutiles – sont des catalyseurs d’inertie en tout point comparables aux personnages de Dunning. L’historienne fait évidemment jouer l’inerte, le déprimé, le malade contre le vigoureux, le sain, le tonique. En rapport d’opposition, ces deux types d’attitudes trouvent un écho dans l’histoire de l’art. Grenier les répartit d’un côté en une avant-garde ouverte à l’informe et de l’autre en un modernisme soucieux de produire des formes. Ce sont des enjeux que nous pourrions élargir à de plus vastes débats, mais que nous allons résorber dans ce qui est également présent dans le travail de Dunning et qui a trait à la beauté. Comme nous le dit Georges Vigarello dans son livre Histoire de la beauté, plusieurs normes comme autant d’interdits ont prévalu au cours des époques. Les corps féminins ont été «aidés» en quelque sorte par des appareillages plus ou moins rigides et complexes visant d’une part à retenir les chairs et d’autre part à focaliser la vision. Plusieurs époques ont privilégié le haut (visage, cou, poitrine) pour abandonner le bas à des artifices qui ne laissaient rien voir ou deviner. Ce que fait Dunning se trouve à l’opposé: pas de forme, monstration, absence de focalisation. C’est pourquoi son travail est sans relation avec celui d’Orlan, par exemple, même s’il ne cesse de défaire et de refaire un corps dont l’intérieur et l’extérieur en viennent à se confondre au point de ne plus être que matière.
Patrice Duhamel est artiste et musicien, critique d’art et commissaire. Il a participé à des expositions de groupe et à plusieurs festivals au Canada, aux États-Unis et en Europe.