Fred Herzog, La matière de la ville – Helga Pakasaar, Libre observateur

[Été 2008]
Depuis plus de cinquante ans, Fred Herzog explore les rues de Vancouver. Son appareil photographique s’attarde sur la matière première de cette ville : friperies, restaurants, vitrines commerciales, barbiers et terrains vagues, ainsi que les gens qui utilisent ces espaces. La sélection présentée ici provient d’une œuvre comprenant des centaines d’images. Tous ces travaux témoignent d’une utilisation forte et innovatrice de la couleur, ainsi que de l’intérêt marqué de l’artiste pour les interactions humaines au sein de paysages urbains en pleine transformation.

par Helga Pakasaar

Lorsqu’on a tellement regardé la ville qu’on pense avoir tout fait, alors l’horizon ouvre soudainement une brèche et un nouveau cycle de phénomènes jamais vus jusque-là commence à dessiner des ombres sur la pellicule. – Fred Herzog

La perception c’est d’avoir vu. – Fernando Pessoa

Fred Herzog a commencé à réaliser des photographies du paysage urbain de Vancouver en 1953, peu de temps après avoir émigré d’Allemagne, et depuis, il ne s’est jamais arrêté. Jusqu’en 2002, il a utilisé des centaines de rouleaux de pellicule par année, constituant ainsi des archives d’images qui contribuent à la longue tradition photographique d’études du paysage urbain. Bien que Herzog ait pratiqué la photographie dans des hameaux perdus de la Nouvelle-Écosse aussi bien que dans les rues grouillantes de San Francisco, son point d’intérêt principal a toujours été Vancouver. Ses études fouillées documentent un demi-siècle de changements. Revisitant souvent les mêmes quartiers et intersections durant toutes ces années, il a observé la vie urbaine en procédant à des investigations méthodiques, « en herborisant sur le bitume », selon l’expression de Walter Benjamin. Si ce corpus fait maintenant son entrée dans les annales de l’histoire de la photographie d’art, il est intéressant de noter qu’il sert également d’important compte rendu, peut-être le seul qui soit de nature documentaire, sur la ville de Vancouver, couvrant une longue période et offrant des points d’entrée dans une histoire qu’on ne pourrait autrement glaner que dans des images commerciales, gouvernementales ou puisées dans les actualités.

Herzog illustre un tissu urbain fait de relations spatiales en glissement. Attiré par les lieux en transition, il prend principalement des images dans les anciens quartiers ouvriers et au centre-ville. Il a une prédilection pour les endroits qui sont porteurs d’histoire et qui montrent des strates de changements, plutôt que pour l’architecture standardisée des banlieues et des plans d’aménagement urbain. Ses photographies de la vie au quotidien dans la rue montrent une ville traversée par diverses conditions culturelles et socioéconomiques. Des scènes prises sur les quais documentent le développement de Vancouver qui, de centre provincial basé sur les ressources, est devenue un port de conteneurs inscrit dans l’économie mondiale. Énergisés par l’électricité vibrante des enseignes au néon, les trottoirs du centre-ville nous entraînent dans l’espace public comme si nous faisions partie de la foule. Le panorama urbain est perçu comme un collage de textures dynamiques dans lequel diverses enseignes et panneaux d’affichage, artisanaux ou commerciaux, sont empilés les uns sur les autres et se disputent notre attention. Pareille cacophonie de messages dans un champ de signes est impensable dans l’espace aérien hautement réglementé d’aujourd’hui, espace qui est soumis à des lois strictes sur l’affichage et au contrôle exercé par les entreprises sur des panneaux s’adressant davantage à la circulation routière qu’aux piétons. Les scènes de Herzog sont souvent animées par la présence de mots lus dans le langage graphique, créant un jeu de surfaces et d’espaces.

Cette fascination pour les conventions de l’étalage se manifeste dans de nombreuses photographies montrant des systèmes de présentation en vitrine, des taxonomies de boutiques d’occasion et le système de rangement d’un présentoir à magazines où Real Story côtoie True Story et où Mad avoisine Crazy. Ce sont ces idiosyncrasies du signe écrit ou de l’emplacement des produits qui nous parlent de la singularité d’un endroit. Comme Herzog l’a dit lui-même :

« Le photographe réaliste espère découvrir des trésors inédits, un désordre pittoresque, un brouhaha excessif, des œuvres d’art naïf réalisées par des ménagères et des jardiniers, de la pourriture de toutes sortes et les résultats multicolores de méfaits, si ce n’est de crimes1. » Fruit d’une fine observation, ses documents laissent entendre qu’il existe peut-être un moyen de dégager du sens parmi ce désordre et ces couches de données. Attiré par le collage esthétique de la disjonction, le photographe permet au disparate et à l’éclectique d’entrer en relation.

[Le] remarquable corpus de photographies affirme que la valeur d’une étude personnelle et méthodique de la ville, à l’abri des exigences des clients, des contraintes du temps ou des diktats artistiques, peut de loin dépasser celle des documents historiques officiels.

Avec une grande affection pour le vernaculaire et un œil aiguisé pour le détail, Herzog est attiré par ce qui est démodé et rejeté. Ses images d’artefacts culturels – bâtiments, ornementations, menus, vêtements, outils, magazines et styles de vie, comme la vente de poissons dans la rue – composent une sorte d’archéologie. Il émane de ses scènes prosaïques une ambiance élégiaque qui donne l’impression qu’elles font partie de l’histoire. Anticipant la mémoire collective urbaine, elles prêtent le flanc à une lecture nostalgique, même si Herzog évite toute glorification du passé ou tout désir de continuité historique. Au contraire, il est un participant engagé qui capte les moments précis d’une expérience vécue. Les détritus de la culture de consommation sont vus comme une condition naturelle générée par l’entropie, par le changement en soi. Ce sont les énergies chaotiques et les disjonctions de l’ancien et du nouveau qui sous-tendent la vitalité de la ville. La matière des images de Herzog accentue la notion qui veut que la photographie de rue soit une série de chocs et de collisions. À titre d’enquêtes sur le terrain, ses photographies nous rappellent de quelle manière nous en venons à comprendre un endroit par son genius loci.

Les images de Herzog sont claires et immédiates sur le plan descriptif, mais le photographe ne leur infuse pas son propre affect, ce qui donne un résultat très différent des perspectives déformées et des techniques expressives de plusieurs des photographes de rue de son époque. Bien qu’il admire Robert Frank, Herzog est plutôt un observateur affûté, légèrement en retrait, qui attend la lumière oblique d’une fin d’après-midi ou une gestuelle expressive. Son point de vue discret est plus proche du style documentaire d’un Walker Evans, quoique Herzog s’inscrive plus activement dans la scène. Chaque élément étant doté d’une valeur égale, ses images respirent et appellent l’examen d’un champ fourmillant de renseignements.

Dans la singularité même de son projet de longue haleine, Herzog a fait une place de choix aux expérimentations ; l’une d’entre elles, et non la moindre, est qu’il a choisi, dès le début, de travailler surtout avec la couleur et d’élaborer de nouvelles techniques pour en explorer les qualités formelles. Dans les années 1950, la photographie documentaire en couleur n’était pas encore considérée comme une forme d’expression artistique, et ce n’est qu’à la fin des années 1970 qu’elle a commencé à être présentée et collectionnée par les musées. Ainsi pourrait-on dire de Herzog qu’il est un important pionnier de la photographie en couleur. Le fait que ce ne soit que tout récemment qu’il ait été reconnu à titre de grand photographe en dit peut-être davantage sur l’impulsion tardive de canoniser l’art canadien de l’Ouest, surtout un certain type de photographie artistique narrative, que sur une situation provinciale. L’isolement géographique ne l’a pas empêché de se tenir au courant de l’actualité en photographie artistique et en littérature. Il est également significatif que les histoires de la photographie prennent de plus en plus d’expansion et s’internationalisent, et que la photographie de rue, comme genre, inclue des pratiques variées, allant des images de femmes d’un petit village de Moravie prises par Miroslav Tichý avec ses appareils photo artisanaux jusqu’aux photographies de presse d’Enrique Metinides documentant des accidents survenus à Mexico. Au fil des ans, Herzog s’est fait connaître en tant que photographe médical et professeur de photographie qui, à l’occasion, expose son travail, mais sa pratique est demeurée sans interprétation jusqu’à tout récemment et, dans une grande mesure, elle est encore inaccessible aujourd’hui, comme en témoignent les milliers de diapositives qui sont encore dans des cartons. Il a privilégié les diaporamas aux processus d’impression encombrants et onéreux, et ce n’est que maintenant, avec l’avènement des techniques d’impression numérique, qu’il peut produire des photographies qui égalent la richesse de ses diapositives. Son remarquable corpus de photographies affirme que la valeur d’une étude personnelle et méthodique de la ville, à l’abri des exigences des clients, des contraintes du temps ou des diktats artistiques, peut de loin dépasser celle des documents historiques officiels.
Traduit par Colette Tougas.

1  Entrevue avec Fred Herzog, Fred Herzog: Vancouver Photographs, Vancouver, Vancouver Art Gallery et Douglas & McIntyre, 2007, p. 27.

Établie à Vancouver, Helga Pakasaar est commissaire en art contemporain. Elle est présentement commissaire pour la Presentation House Gallery, où elle a exposé Fred Herzog en 1986 et 1994. Ses projets ont souvent combinés la photographie historique et contemporaine, ainsi que les nouveaux médias. En complément à sa pratique curatoriale indépendante, elle a aussi œuvré comme commissaire pour la Art Gallery of Windsor et la Walter Phillips Gallery à Banff.