[Été 2008]
VOX, centre de l’image, Montréal
26 janvier – 15 mars, 2007
Dans la foulée d’une programmation récente axée sur l’art conceptuel, la galerie VOX accueille une première exposition canadienne d’envergure du travail de Gilles Mahé. Le commissaire Christophe Domino prend le parti de structurer ses choix d’œuvres par la déclinaison d’un vaste ensemble d’images et de documents accumulé par l’artiste depuis les années 1970.
Lors d’un voyage aux États-Unis en 1972, Mahé produit plusieurs centaines de clichés pour illustrer ses chroniques sur la société américaine publiées dans la presse française et étrangère. Plus tard, il fait lui-même paraître une série de magazines dont la particularité consiste à ne filtrer qu’un aspect du contenu éditorial. Gratuit (1979-1994) est ainsi entièrement alimenté par des publicités. Déjà vu (1981-1985) rediffuse des photographies d’actualités. En 1989, Mahé crée Capital d’essai, installation réunissant près de 8 000 documents (photocopiés et conservés dans des boîtes d’archives) afférents aux projets réalisés depuis les années 1970.
Chez VOX, le visiteur découvre l’œuvre dans une salle de lecture où il peut également reproduire les pièces grâce à un numériseur. En l’absence d’étiquettes sur les contenants et d’un inventaire offrant une vue d’ensemble du corpus, la consultation encourage l’association libre des traces hétérogènes laissées par ces photographies, correspondance, notes, dessins, scénarios et images issues de Gratuit ou de Déjà vu. Certaines pistes s’y dessinent à la longue, mais les tentatives de construire un récit linéaire sont toujours désamorcées.
La vidéo 365 images (déposition 1997) donne d’abord l’impression de fournir ce fil d’Ariane pour interpréter Capital d’essai comme un fonds d’archives. On y voit Mahé lancer négligemment des documents sur une table tandis qu’il révèle une anecdote se rattachant à chacun d’eux. Cette forme de témoignage rappelle le film Nostalgia d’Hollis Frampton (1971) où le cinéaste détruit une à une ses photographies sur le brûleur d’une cuisinière pour susciter l’anamnèse. Par contraste, Mahé traite les documents comme de simples déclencheurs de la parole. Ses phrases deviennent ensuite des fragments tout aussi disparates que le contenu qu’elles décrivent. Le visiteur en prend connaissance sur le mode de la parataxe au même titre qu’il appréhende aléatoirement Capital d’essai.
Plusieurs artistes (Christian Boltanski, Dieter Roth, Gerhard Richter, Chris Marker, etc.) font basculer leurs archives au sein de l’espace discursif des œuvres. Mahé complexifie ce geste en balisant un protocole d’échange avec les visiteurs photocopiant ses documents. Cette stratégie ne s’assimile pas à une économie du don. Elle dresse plutôt des conditions strictes d’interpolation des nouvelles copies dans Capital d’essai. L’artiste s’est même assuré d’authentifier constamment cette « méta-production » lors d’une acquisition éventuelle de l’installation. Un dessin de Sol LeWitt mal exécuté par un tiers ne lui est pas attribué. De façon analogue, tout écart place les résultats du travail des visiteurs « hors de l’œuvre ». Sans protéger Mahé (qui n’a rien à perdre ou à gagner de cette valeur ajoutée), son dispositif révèle l’introduction arbitraire d’un second mécanisme de contrôle dans un ensemble d’images déjà assujetties aux lois de la propriété intellectuelle.
Chez Mahé, deux stratégies se côtoient : la première met en branle une trajectoire des documents, la deuxième expose le point d’achoppement de ce mouvement. Ce paradoxe s’éclaire au sein de projets mimant l’économie dans une transaction réduite à son degré zéro. En guise d’exemple, Domino nous présente la documentation de l’installation Art/Gens créée au centre Georges Pompidou en 1991. Ce dispositif permet de photocopier des billets de banque et d’en produire une œuvre d’art authentifiée par le sceau de l’artiste. Chaque « acquisition » est dûment enregistrée sous forme de série numérique dans la mémoire d’un ordinateur, tandis que les billets s’accumulent à la vue des spectateurs. Art/Gens pervertit cette utopie des années 1960-1970 voulant que tout homme peut être artiste. Comme le numériseur de Capital d’essai aliénant le visiteur tout en le faisant participer indirectement à l’œuvre, ce système d’attribution de privilèges transforme le citoyen en collectionneur d’un jour.
Au cours de l’exposition, le vol de l’argent donne lieu à une enquête policière accusant Mahé de contrefaçon. Afin de remettre l’œuvre en marche, il doit ajouter la mention « faux » sur chacune des photocopies.
Mahé opère au confluent de la proposition dématérialisée et du cynisme tous azimuts qu’encourage le marché de l’art des années 1980. Au premier abord, ces questions semblent reconduire un vieux débat sur le ready-made. Or, à l’instar des projets publicitaires de Phillipe Thomas (Les ready-made appartiennent à tout le monde, 1987-1989) ou des manœuvres « virales » de General Idea, Mahé propose une approche critique des médias sans la bonne distance moderniste. Il préfigure ainsi les démarches d’artistes investissant le Web de l’intérieur comme un nouveau contexte d’intervention politique (il est décédé lorsque ce réseau prenait son essor).
Le corpus de Mahé a traversé deux décennies de changements technologiques et l’artiste s’est penché systématiquement sur les conséquences de sa migration vers d’autres types de supports médiatiques. Loin d’un simple transfert technique, ce mouvement a modifié fondamentalement l’appréhension de son œuvre. En ce sens, Capital d’essai et ses dérivés disposent d’une fonction heuristique pour l’étude des archives d’artistes en embrassant le phénomène de la reproductibilité dans sa dimension sémiotique. Les documents ne représentent plus cette réserve de faits neutre, mais un matériau discursif dont l’interprétation adéquate nécessite désormais une approche utilisant les outils d’analyse des pratiques artistiques.
Vincent Bonin est artiste et commissaire indépendant. Il vit à Montréal. Entre 2001 et 2007, il a occupé un poste d’archiviste à la Fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie. Récemment, il organisait une exposition en deux volets intitulée Protocoles documentaires pour la galerie Leonard et Bina Ellen de l’Université Concordia (Montréal).