[Été 2008]
Le Centre de diffusion et de production de la photographie VU, situé à Québec, qui consacre exclusivement sa programmation à la photographie depuis sa fondation en 1982, a choisi de compléter sa mission par une préoccupation pour l’édition. Si plusieurs publications ont vu le jour depuis 1985, c’est en 1999 que cette activité éditoriale commence à se concentrer dans les éditions J’ai VU en trois collections aux objectifs différents. «L’image amie» prend le pari de jumeler un écrivain et un photographe pour réaliser un projet commun alors que «L’opposite» privilégie davantage la formule du livre-essai collectif. Les «Livres d’artistes», eux, laissent libre cours à la créativité des photographes quant à la conception d’une publication.
La plus récente livraison de cette maison d’édition comprend trois de ces livres d’artistes et un ouvrage collectif touchant à la création photographique sur le Web. Milutin Gubash et son Which Way to the Bastille ?, Alexandre David avec Architecture & architecture et Mathieu Brouillard par sa Narragonie nous livrent des perspectives inédites sur leur production respective. Les deux premiers œuvrent plutôt dans l’engagement fictionnel tandis que le dernier préfère la réflexion personnelle, proposant une perception singulière de ses créations.
Il est assez étonnant de voir et de pouvoir apprécier un versant nouveau de l’œuvre de Milutin Gubash. Bien sûr, il nous avait déjà habitués à ses étranges images, à cheval entre le témoignage biographique familial, la narration heurtée et la scénographie d’un climax, le tout traversé de la figure un rien clownesque de l’artiste, metteur en scène et personnage-pivot de ces fictions indéchiffrables. Mais, alors que dans la production photographique et vidéographique, c’est la présence en complet sombre de Gubash qui servait de liant à l’ensemble, cette figure est totalement disparue du livre et son absence laisse la place tout entière à un témoignage du père de l’artiste, récemment décédé, adressé à la fille de Milutin Gubash. L’histoire de ce grand-père, d’origine yougoslave, est assez poignante et jette une lumière nouvelle sur la production de l’artiste, ici résumée en quelques dix images. Il y est question de la vie dans le pays d’origine, au temps de Tito, d’immigration « accidentelle », du rêve de Paris et d’un bref séjour dans la Ville-lumière, de déracinement. Ouvrage de transmission d’un savoir et d’une expérience de vie, Which Way to the Bastille? oublie la rocambolesque reconstruction de la cosmologie familiale et originelle de l’artiste pour devenir un témoignage émouvant.
Architecture & architecture, d’Alexandre David fait aussi montre d’une maestria narrative évidente. Mais ce n’est plus à la transcription d’un monologue familial, mais à celle d’un épisode de la vie quotidienne et au commencement d’une idylle amoureuse que nous sommes cette fois conviés. Cela commence par une histoire qui ne trouvera son sens qu’à la fin lorsqu’on aura compris qu’on a eu affaire à une construction en flash-back. Le tout est modulé dans un cadre qui devient espace prégnant et environnement vital, car ces lieux habités, visités deviennent des éléments constitutifs de l’action. Ils conditionnent les événements : c’est le fait d’avoir décidé de sabler les planchers de son appartement qui conduit le narrateur dans les bras de son amante. Les éléments d’ouverture, qui décrivent un voyage et une résidence temporaire dans la nature, prennent alors tout leur sens. Il s’agit de la visite du couple aux parents de l’amante. Le style adopté par Alexandre David fait la part belle à ces lieux, qui sont d’une présence rare et qui déterminent en quelque sorte le développement narratif et la progression événementielle. C’est finement mené, à tel point que la présence d’images d’immeubles de toutes sortes, à la fin du livre, n’a rien d’incongru et semble plutôt aller de soi. Les lieux habités nous construisent sans doute et programment quelque peu nos existences. On s’en convainc sans mal.
Matthieu Brouillard, dans Narragonie, accompagne de plusieurs images une réflexion sur la photographie. On reconnaît là sans peine les fondements de son esthétique particulière. Images et brèves pensées se répondent sans heurts. Il décrit la saturation sémantique du monde, représentations toutes faites, clichés visuels dont nous sommes les victimes et qui forment une réserve à laquelle nous échappons difficilement, images-fantômes que nous projetons sur le monde. Il évoque le travail du photographe qui consiste à agir en discordance avec ces connotateurs attendus pour, dit-il, atteindre ce «point où l’image n’est plus qu’un bloc qui s’effrite, aux parties disparates et distinctes, absolument étrangères les unes aux autres» (p. 340). Ce livre est un plaidoyer pour une image autre, à faire et à contrefaire, dont le travail de Brouillard nous offre déjà un exemple probant.
Le dernier ouvrage, iniative d’Élène Tremblay, révèle une ambition relevant plutôt de l’histoire. Il s’agit en effet de se pencher sur la place du photographique sur le Web, en sollicitant les opinions et résultats de recherche d’artistes et de théoriciens. Aux textes des seconds, qui offrent un premier panorama de ces présences, viennent donc s’ajouter des reproductions de pages Web, qui sont autant de créations d’artistes. L’ouvrage a le mérite de se livrer à un premier travail de défrichage.
Les textes de Joanne Lalonde, de Thierry Bardini, d’Arthur et Marilouise Kroker et de Valérie Lamontagne dressent donc un premier état de la collusion entre photographie et Internet. Il n’est donc pas surprenant d’y trouver un effort de typologie. C’est à ce travail que se livre en effet Joanne Lalonde. Concluant à un principe d’emboîtement qui nous fait voir la photographie s’insérer de façon naturelle et automatique dans les sites Web, elle définit un certain nombre de modèles herméneutiques pour, écrit-elle, «tenter de saisir les enjeux signifiants de la création» sur le Web : « la tradition épistolaire, les mythographies ou fabrication d’identités, les rituels interactifs, les pratiques de résistance politique et culturelle » (p. 13). Pour ce faire, elle s’appuie sur un certain nombre de travaux dont on trouve des extraits dans la section consacrée aux œuvres. Évidemment, toutes ces pratiques ne sont pas uniquement limitées au Web et on aimerait savoir ce que le fait de s’y retrouver leur apporte.
Thierry Bardine se livre, quant à lui, à un bref historique de la technologie qu’on voudrait plus complet, tant cela est intéressant. Il en dégage des principes théoriques sur lesquels on se sait trop s’il s’étend trop longtemps ou pas assez. Il est tant de pistes dans ce texte dont on voudrait qu’elles nous mènent plus loin. Il en résulte que le lecteur est laissé sur sa faim quant à la nouveauté de ce rapport entre photographie et Internet.
La contribution des Kroker tient plutôt du manifeste. Le texte en a le ton apologétique et montre une verve prémonitoire, clamant qu’en cette ère post-humaine, «we are the very first pilgrims of the quantum age» (p. 28). Nous serions des quantum singularities, définis comme « dense points of immense energy absorbing the flux of the mediascape into a style of living ». Les auteurs, précisons-le, ne tombent pas dans le piège d’une technophilie trop enthousiaste. Les formules spectaculaires frappent juste à l’occasion et des réflexions fécondes parsèment le tout. Dommage que celles-ci soient abandonnées au profit d’une prose emportée et jubilatoire. Il est plus intéressant de savoir ce qu’une artiste comme Valérie Lamontagne peut faire du Web comme espace de création, ce à quoi elle s’emploie dans son texte The Performative Self.
Voilà donc un ouvrage qui navigue ardemment entre création, établissement d’un répertoire, classement herméneutique et critique à saveur de manifeste, et qui introduit à la question des relations entre photographie et hyperespace.
Sylvain Campeau a collaboré à de nombreuses revues, tant canadiennes qu’européennes. Il a aussi à son actif de nombreuses expositions au Canada et à l’étranger.