Angela Grauerholz, au sujet de Work + Play, un projet Internet – Jacques Doyon

[Automne 2008]

par Jacques Doyon

Jacques Doyon : Dans le cadre d’une pratique photographique élaborée sur plus de vingt ans, ton intérêt pour les archives d’images et leurs supports de conservation et de présentation a été constant. Parallèlement à ton travail photographique, tu as produit des livres d’artiste et des installations qui portent aussi sur les pratiques muséales. En 2000, tu amorçais ainsi une importante collection d’images, de matériaux textuels (citations, coupures de presse), d’extraits de films et de modèles d’archives expérimentales. Ces matériaux constituent le cœur de la pièce Reading Room for the Working Artist, 2003/2004 (Salle de lecture de l’artiste au travail), installation qui comprend douze livres d’artiste, une projection de film et un mobilier directement inspiré de la Salle de lecture du club ouvrier de l’URSS créée par Alexandre Rodchenko en 1925. Le résultat donnait un aperçu de ton processus de création, fondé sur une pratique artistique conçue comme forme d’échange d’idées et de jeu. Tu t’apprêtes maintenant à mettre en ligne une nouvelle œuvre, intitulée Work + Play, basée sur le matériel présenté dans Reading Room, enrichi d’une foule de nouveaux documents accumulés depuis 2000. Cette nouvelle création, produite par vox, sera lancée en octobre 2008.

Peux-tu nous dire ce qui t’a incitée à reprendre Reading Room pour en faire une œuvre Internet, nous parler du processus de sa transformation, et bien sûr de l’œuvre elle-même ?

Angela Grauerholz : Quand Marie-Josée Jean, qui dirige Vox, centre de l’image contemporaine, m’a proposé de transposer Reading Room sur Internet, cela m’est apparu comme une extension logique de l’œuvre, qui m’offrait l’occasion de comparer le médium du livre et celui d’Internet, sujet qui, à titre d’enseignante en typographie et en design graphique, m’a toujours intéressée.

En examinant les rapports entre ces deux médias et les possibilités d’une transposition de l’un à l’autre, j’ai réalisé que les deux types d’activité, regarder un livre ou naviguer sur un site, reposent sur des dynamiques cognitives similaires, bien qu’elles nous engagent de façon différente. Notre rapport au livre occasionne, paradoxalement, une déambulation plus virtuelle que celle qui se déroule en ligne. Le livre suscite un voyage imaginaire – associant image et texte, vécu et langage – tandis qu’Internet permet une véritable navigation, concrète, à travers les mêmes éléments. Visiter l’architecture du site représente donc une exploration plus actualisée, mais moins intime. Mon intention était de préserver l’aspect sensuel de l’expérience artistique, comme si on était physiquement en présence de l’œuvre.

Même si appréhender le réseau Internet comme une structure architecturale n’est pas une idée neuve, tout comme d’ailleurs le concept de la salle de lecture, ce qui m’intéressait ici, c’était la possibilité de transcrire de façon spatiale les processus créatifs et cognitifs. J’ai donc réfléchi aux notions d’espace et de créativité, au rapport entre l’enchaînement des idées et la production artistique, et j’ai pensé au système de mémorisation qu’on appelle « palais de mémoire » ou « méthode des lieux ». C’est un procédé mnémotechnique utilisé par les rhétoriciens de l’Antiquité, qui construisaient un « palais de mémoire » en associant chaque partie d’un discours à une pièce d’un édifice ou d’un lieu public, et le mémorisaient dans l’ordre en passant d’une pièce à l’autre. Ensuite, il leur suffisait de parcourir ce lieu mentalement pour se remémorer leur discours ou leur exposé. Ce « palais de mémoire » a fourni à mon projet ses fondations conceptuelles et structurelles, autrement dit son architecture. L’œuvre qui en résulte est une base de données Internet interactive, qui suscite et retrace les itinéraires cognitifs du participant à travers l’espace virtuel.

Work + Play est construit autour de trois composantes qui reprennent les principes du « palais de mémoire » : déplacement, reconnaissance spatiale et ce qu’on pourrait définir comme une forme de production discursive. À différents niveaux et de différentes façons, chaque composante sert d’interface à une base de données de textes, d’images, de sons et d’enregistrements vidéo. Le premier niveau est une séquence de film présentée en boucle et apparemment sans fin (comme la machine du mouvement perpétuel) que le spectateur « interrompt » pour entrer dans l’œuvre. L’endroit où le participant arrête le déroulement du film constitue un point de départ qui va déterminer la nature et le cours des déplacements ultérieurs. En ralentissant, le film dévoile des ouvertures entre ses propres images, vers des champs du savoir symbolisés par des pièces ou des structures architecturales. Ces champs sont définis par type d’activité – penser, collectionner, construire, etc. – et servent de portails vers des ensembles de données liées à ces thèmes, qui, à leur tour, comportent des liens vers d’autres éléments et termes apparentés. En parcourant le site, le participant fait des choix parmi l’inventaire d’objets, d’images et de textes qui lui sont proposés. Il se retrouve ainsi amené à créer, ou à suivre, des circuits de signification variés et parfois inattendus. Les possibilités sont multiples, et le sens qui émerge de ces juxtapositions est provisoire. Ce phénomène est inhérent à l’activité de navigation : faux départs, parcours aléatoires, détours arbitraires, mélanges et superpositions. Chaque investigation est enregistrée et cartographiée, pour permettre au « joueur » de visualiser et de se « remémorer » chacune de ses visites sur le site, et à la fin le visiteur est récompensé.

JD : Work + Play constitue-t-elle une réinterprétation de Reading Room ?

AG : Oui, c’est une réinterprétation et une révision de Reading Room dans la mesure où je pose un autre regard sur le contenu de l’œuvre : j’évalue les différents types de documents, ainsi que leurs formes de présentation, selon cette idée de pièces qu’on parcourt et qui communiquent entre elles. Ma démarche est donc redéfinie, mais l’intention de départ et le sens du projet restent les mêmes. Les thèmes qui déterminaient la structure des livres sont repris dans l’architecture des pièces et les espaces du site, mais ils sont agencés différemment, et de nombreux sujets sont venus s’y ajouter. Work + Play continue d’explorer le rôle de la mémoire et de l’histoire dans les pratiques artistiques – les aspects sociaux de l’art – mais en étant plus axé sur le fonctionnement spatial de la cognition et du souvenir que Reading Room. La « salle de lecture » se préoccupait évidemment de l’environnement construit, puisque l’installation et le mobilier de la pièce étaient conçus, suivant le modèle de Rodchenko, comme faisant partie intégrante de l’expérience de lecture, mais le lieu dans son ensemble constituait plutôt une allégorie de la vision du monde de l’artiste, voire du lecteur. Dans Work + Play la réflexion sur l’espace porte plutôt sur la fonction de l’œuvre et sa dynamique. Cela m’a d’ailleurs permis de redéfinir et d’ouvrir le champ de ma recherche, ayant pour objet ce qu’on pourrait appeler la vitalité imaginaire des archives et de leurs espaces de conservation, à une conception plus large de la spatialité.

JD : Tu désignais déjà le mobilier que tu as dessiné pour des installations antérieures comme étant un support autoréférentiel à la photographie, ainsi les tiroirs transparents de Eglogue or Filling the Landscape (1995) ou les vitrines de Sententia (1999) qui évoquaient un mausolée. Quel parallèle peut-on établir entre ces structures de présentation et le support Internet ?

AG : En dehors de sa nature virtuelle, la différence majeure est liée au fait que Work + Play fait référence à des structures beaucoup plus vastes, notamment l’architecture. Pour déterminer la forme de mon « palais de la mémoire », j’ai cherché une inspiration dans certains projets d’architectes, par exemple la transparence de la bibliothèque de Seattle réalisée par Koolhaas, ou la « porosité » des réalisations de Steven Holl, ou le design modulaire de l’Habitat de Safdie, qui offraient des possibilités intéressantes pour le transfert d’une installation in situ vers un espace virtuel, en conservant le principe d’un parcours à la fois guidé et ouvert à de multiples variations. Finalement, j’ai opté pour un design modulaire : j’étais séduite en particulier par le principe de la maison Domino créée par Le Corbusier, à cause de sa parenté avec le « chemin de fer » d’un livre, c’est-à-dire sa structure de base. Dans le système Domino, les éléments intérieurs et extérieurs sont élaborés séparément, et l’intérieur peut être remodelé suivant les exigences du design extérieur. En édition, le « chemin de fer » correspond à la construction interne du livre. Qui plus est, sur le plan conceptuel, l’habitat modulaire et le « chemin de fer » sont constitués de composants interchangeables, comme des cellules. Or la notion de cellule m’intéressait car elle contient l’idée de multiplication, de communauté, de croissance, etc., et renvoie, par analogie, à la dynamique d’Internet ou à celle de l’archive. Cette notion évoque aussi un ensemble d’entités distinctes, « singulières », mais formant un tout interdépendant, ce qui rappelle les aspects utopiques du projet de Rodchenko pour sa « salle de lecture ».

JD : Dans quelle mesure la référence à Rodchenko est-elle maintenue dans Work + Play ? Est-ce que cette œuvre invoque également les valeurs modernistes du constructivisme : avant-gardisme, éducation, austérité et fonctionnalité du design ?

AG : Ce n’est plus la référence centrale, mais elle m’a fourni la logique conceptuelle de l’œuvre. La Salle de lecture du club ouvrier représente un modèle idéal de la vie moderne, qui tentait d’intégrer l’étude et l’activité créatrice à la vie sociale. Avec Reading Room for the Working Artist, j’ai proposé un modèle de pratique artistique qui soulignait le caractère social de toute démarche créatrice. La référence à Rodchenko visait également à repenser les théories artistiques contemporaines à la lumière de ce modèle moderniste non réalisé, et peut-être irréalisable. Il y a donc clairement une dimension utopique dans Work + Play, mais aussi une dimension éducative. Quant au design, j’espère qu’il est fonctionnel !

JD : À quoi se rapporte le titre de Work + Play ? À la nature du travail artistique ? À l’artiste au travail dans la salle de lecture ? À une définition condensée de l’activité humaine ? Ou à un avertissement au visiteur sur ce qu’implique sa participation à l’œuvre ?

AG : Oui, à toutes ces interprétations. Et bien sûr, au départ, le titre de l’œuvre fait allusion à la fonction de La Salle de lecture imaginée par Rodchenko. Il a conçu cette Salle de lecture du club ouvrier comme un lieu alliant l’étude et le loisir, la réflexion et les jeux de stratégie. C’est d’ailleurs ainsi que je caractériserais les deux pôles complémentaires de la navigation en ligne : réflexif et ludique…

JD : The Reading Room for The Working Artist rassemblait douze livres d’artiste et des séquences de films, organisés selon des catégories qui correspondent à celles de tes archives personnelles. Leurs sujets sont très variés : cercles, portraits d’artistes en train de jouer, épiphytes, eau, marcher, etc., véritable amalgame de thèmes présentés sans aucune hiérarchie apparente, qui fait penser à la logique surréaliste de l’ « encyclopédie chinoise » inventée par Borges. On retrouve ces intitulés dans la structure de Work + Play. Comment s’est constituée cette liste au départ ? Est-ce que les thèmes sont apparus spontanément d’après le contenu de tes archives, ou  préexistaient-ils à la collection ? Existait-il une structure originale à tes archives avant qu’elles ne soient intégrées à une de tes œuvres ? Ou bien est-ce que l’élaboration des thèmes faisait partie du processus de collection ?

AG : Dans la collection originale, qui a servi de base au projet Reading Room, les thèmes ont émergé d’eux-mêmes, d’après le type de documents que je trouvais intéressants et que je voulais conserver. À un premier niveau, le mode de classement est assez littéral. Les images et les textes sur le thème de l’eau sont rassemblés sous ce titre, et le même principe s’applique au matériel relié aux « Bibliothèques et salles de lecture », « Musées », « Cimetières » et « Lieux de mémoire », etc. N’oublie pas qu’un des objectifs de Reading Room était de rendre transparent le processus créatif en art : les thèmes présentés révèlent les influences et les inspirations de ma propre pratique. Le résultat est aussi éclectique que mes sources d’intérêt ou ma vision du monde, mais reflète aussi, plus spécifiquement, la façon dont je conçois cette pratique. J’ai toujours travaillé avec un certain recul, le matériel fait donc écho à ma conception de la photographie. Les représentations et réflexions sur la mort, les musées, etc., constituent ainsi des thèmes récurrents. De nouvelles catégories continuent d’apparaître, selon l’évolution de ma recherche. Actuellement il s’agit surtout de sujets liés à l’architecture, aux environnements, aux lieux de travail et de loisir. En tout, ce sont aujourd’hui environ 4500 documents, aussi bien des images (photographies, cartes postales, brochures, etc.) que des textes (citations, textes littéraires, essais, poèmes, etc.) que j’ai accumulés.

JD : Ce projet représente une impressionnante somme de travail, dans des domaines variés. Quel type de collaboration sa production a-t-elle impliqué ?

AG : Dès l’instant où j’ai commencé à organiser mes archives personnelles, jusqu’à la programmation du site Web, j’ai travaillé avec de nombreuses personnes qui m’ont aidée à numériser, à classer, à identifier, à traduire, à rechercher, à réviser, à concevoir : cela inclut des architectes, des concepteurs de sites Web, des historiens de l’art, des étudiants qui m’ont assistée et des collègues, des amis et des membres de ma famille, et bien sûr toute l’équipe de vox, ainsi que les artistes dont les œuvres m’ont influencée et inspirée.
Traduit par Emmanuelle Bouet