by James D. Campbell
La question de l’altérité, de l’« Autre », étant devenue urgente au cours des dernières décennies, plusieurs disciplines et, de plus en plus souvent, les travaux et les discours de l’art contemporain, la mettent au premier plan de leur réflexion. Il n’y a désormais aucun doute que cette question, c’est-à-dire celle de l’intersubjectivité et de la communauté, est une référence pour la compréhension de l’art de notre temps.
Il est clair, depuis un bon moment, que l’œuvre de Luis Jacob pivote autour de cette question. Car l’intersubjectivité, l’empathie et la présence de « l’Autre » occupent une place centrale dans sa conception de l’art. Son intérêt pour une approche phénoménologique et sémiologique de la question a été probablement éveillé par ses études à l’université de Toronto, et son œuvre trace de nouvelles voies pour saisir un des concepts les plus essentiels pour la vie humaine en société et à l’intérieur d’un horizon de sens partagé de manière intersubjective. Luis Jacob peut bien être un « récupérateur » exubérant qui recueille une multitude d’images rappelant la croissance exponentielle de notre culture médiatique, mais son art des juxtapositions, ses rapprochements, témoignent d’une grande maîtrise et d’une perspicacité troublante qu’auraient admirées non seulement le grand artiste du collage Kurt Schwitters mais aussi le philosophe Husserl ; de plus, le lexique d’images qu’il compose constitue un modèle d’intersubjectivités qui donne à voir la possibilité d’existence d’un foyer pour tous, que nous soyons chrétiens, musulmans, homosexuels, hétérosexuels, hommes, femmes, noirs ou blancs.
Luis Jacob habite et travaille à Toronto. Dans ses travaux, il a fait usage d’une grande variété de médiums, parmi lesquels la photographie, la performance, la vidéo et l’intervention dans des espaces publics. Il a aussi joué avec élégance les rôles de commissaire d’expositions, d’anarchiste, de théoricien et de protecteur de l’art. Sa participation, en 2007, à Documenta 12, a contribué pour beaucoup à le faire reconnaître.
Impeccablement accroché à la hauteur des yeux, dans un espace qu’il occupait seul au premier étage du musée Fridericianum, Album III (2004), comme ses œuvres subséquentes, attirait et portait le regard à un rythme frénétique au travers d’un récit qui se déployait, en accordéon, sur cent cinquante-neuf panneaux consécutifs de photos montées, sans cadre, sur des feuilles de plastique laminé.
Ces panneaux, composés de diverses images glanées dans des revues d’actualités, dans des encyclopédies et ailleurs, constituent des archives, comme le font tous les albums. Chaque feuille (45 x 30 cm) propose au spectateur une sélection de photos à investir d’une logique poétique, d’un fantasme. Puisqu’il suit l’envolée de l’imagination de chacun, cet investissement est forcément imprévisible et changeant. Comme tout artiste ingénieux s’adonnant au collage, Luis Jacob rapproche des éléments, ici ceux d’une cosmologie qui s’élabore organiquement le long du périmètre de l’espace d’exposition, et les effets de ses choix se font sentir de façon intime.
Nous finissons par comprendre l’idée qui sous-tend chaque photo et les ensembles qu’elles forment, en nous déplaçant de l’un à l’autre, en suivant une logique étrange, surréaliste, qui insuffle à l’œuvre une force quasi incantatoire confinant à la prière. Le monde vécu (lebenswelt) que nous parcourons est fait de fragments qui tiennent des discours éloquents sur la totalité, et de totalités qui discourent avec éloquence sur leurs parties. Puis le moment arrive où l’abondance des images, qui n’est jamais excessive malgré les apparences, nous fait sentir l’émotion que Luis Jacob éprouve devant l’« Autre » : nous sommes témoins de son rêve de créer, par son travail d’archivage, une utopie qui exalte l’intersubjectivité qui nous constitue.
Dans le récent Album VI, ce qui, à première vue, se présente comme de l’art conceptuel, comme le résultat d’un système, se transforme en une vision profondément personnelle et imprévisible non pas du résidu d’images laissé par les objets du monde, mais des subjectivités qui agissent sur le monde, le constituent, l’ordonnent et le pénètrent. L’enchaînement de ces images trouvées s’étend au-delà de l’accrochage de l’œuvre : comme une floraison désordonnée, il se poursuit dans le monde vécu du spectateur.
Quelques critiques ont comparé les œuvres de Luis Jacob à certains travaux de Hanne Darboven et de Gerhard Richter. Mais les œuvres de Jacob peuvent, à bon droit, revendiquer leur propre place compte tenu de leur originalité et de leur très grande résistance à la tentation de la taxonomie qui, par nature, transforme tout en objet. Et si une autorité informelle préside à la juxtaposition des photos, c’est la méticulosité et l’association juste auxquelles Luis Jacob obéit de façon admirable, ce qui va à l’encontre de toute idée de classification.
Le « bruit blanc » des photos de l’album laisse entendre un souffle porteur d’utopie, puis, en nous laissant jeter un coup d’œil furtif sur divers mondes futurs que nous pourrons construire à l’intérieur des horizons partagés de l’intersubjectivité humaine, Luis Jacob nous fait découvrir l’humanisme sur lequel repose sa pensée anarchiste.
Par ce fleuve de photos juxtaposées où figurent des gens, des façades d’immeubles, des œuvres d’art, des meubles, etc., Luis Jacob propose, dans Album VI comme dans les autres, mais plus précisement encore, une représentation étonnamment complète de l’humanité au travail et dans ses loisirs, qui brosse un portrait détaillé de l’activité humaine dans le lebenswelt.
Luis Jacob manifeste un don étonnant pour élaborer des montages modulaires. Ces derniers élargissent les horizons du désir d’entente intersubjective enchâssée dans ses œuvres. Pour un phénoménologue, chaque album est comme un rêve érotique concernant le monde social. Après tout, l’intersubjectivité n’est-elle pas un des thèmes principaux et, selon certains, le plus important, de la phénoménologie transcendantale ? 2 Edmund Husserl, père de la phénoménologie, soutient que l’expérience de l’intersubjectivité est aussi essentielle à la constitution de l’Autre qu’à celle de soi.
En effet, il avance que cette expérience est fondamentale pour la constitution objective du monde spatio-temporel. Donc, on peut dire que les questions dont traite la phénoménologie transcendantale trouvent leur reflet artistique dans les archives agitées de Luis Jacob.
Le mot intersubjectivité désigne ce que, dans la vie de tous les jours, nous appelons empathie 3. Luis Jacob n’est pas un épistémologiste : c’est un ethnographe empathique qui étudie le proche et le lointain. Et il semble clair que son projet est une tentative d’élaborer, de façon organique et en images, une réplique du monde vécu dans le but d’élargir les horizons de l’entente entre les humains. Nous pourrions dire aussi qu’en employant le langage du montage de photos, il s’adonne, de façon méthodique, à un projet d’expression d’empathie par « itération ». Autrement dit, c’est comme s’il s’aventurait parmi nous afin que, par solidarité ou émerveillement, nous le rejoignions dans son projet.
Luis Jacob est un artiste voué à la cause de l’entente interculturelle et ses archives représentent un important fonds d’images extraites de la vie de tous les jours, telle que l’intersubjectivité la constitue dans le monde des pures apparences. Voir ces archives, c’est être emporté par un courant d’épiphanies. Donc, quand bien même ces œuvres conceptuelles auraient l’air de présenter une taxonomie, impression renforcée par la disposition des photos en grille, celle-ci est contredite par le jeu des photos et des combinaisons qui en résultent et constituent une répétition continue du principe d’utopie.
Le critique d’art Jan Verwoert fait les observations suivantes à propos de l’artiste Julius Koller : « C’est un optimiste radical, ses archives sont une utopie. Friedrich Nietzsche soutenait que formuler une critique fondamentale de la “ mauvaise foi ” veut dire dépasser le cynisme et embrasser un optimisme radical qui va au-delà de la dialectique mesquine de l’attente et de la déception4. » Ces remarques s’appliquent également aux œuvres de Luis Jacob, empreintes d’un semblable optimisme radical, authentique et profondément ressenti.
Dans l’ALbum VI [réside] une vision profondément personnelle et imprévisible non pas du résidu d’images laissé par les objets du monde, mais des subjectivités qui agissent sur le monde, le constituent, l’ordonnent et le pénètrent.
Comme ceux de Julius Koller, les gestes de provocation anarchiste et les appels de Luis Jacob à la pensée libre, à l’intersubjectivité, à la communication, à la transformation des images et à la conscience sociale viennent du cœur et transcendent la mauvaise foi de ses détracteurs, qui, en qualifiant ses gestes de « déplacés », ne font que révéler leur propre myopie. Nous devons garder présent à l’esprit que s’aventurer n’est pas seulement une donnée essentielle de la pensée de Luis Jacob sur l’art et la vie, c’est aussi une idée porteuse d’utopie – dans sa forme la plus pure, la plus risquée et la plus émouvante. Au lieu de conspuer l’artiste pour sa sincérité désarmante, nous devrions lui rédiger un I.O.U. en blanc pour avoir aiguillonné notre conscience sociale avec la triade constituée par l’intersubjectivité, l’optimisme radical et la pensée porteuse d’utopie, laquelle est, pour ainsi dire, au cœur de son art.
Si le philosophe Martin Buber a raison quand il dit que la nature humaine est bel et bien enchâssée dans les communautés humaines et que la nature propre à chacun(e) d’entre nous est enracinée dans la communitas et inséparable d’elle et de l’intersubjectivité constituante qui rend le monde possible, alors nous devrons remercier ce penseur libre qu’est Luis Jacob pour la réflexion que proposent ses archives sur ce que signifie être humain et pour le rappel que nous le sommes toujours. Son art de l’entre nous est utopique au meilleur sens du terme : il exprime le désir de changer les conditions auxquelles est soumis notre être dans le monde et nous fait aspirer à un monde nouveau et meilleur.
Traduit par Monica Haim.
1 est ici un acronyme ingénieux qui renvoie à IOU, terme consacré, dérivé de la prononciation de I owe you. Ce terme se traduit en français par reconnaissance de dette.2 Pour un exposé brillant de la notion d’intersubjectivité constituante, cf. la 5e méditation dans Edmund Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, trad. de l’allemand par G. Pfeiffer et E. Levinas, Paris, Vrin, 1953 et Husserliana, vol. XIII-XV, La Haye, Nijhoff.
3 Cf. Edith Stein, On the Problem of Empathy, trad. de l’allemand par Waldtraut Stein, La Haye, Nijhoff, 1964 (1917). L’ouvrage est une thèse de doctorat dirigée par Edmund Husserl.
4 Jan Verwoert, « Obituary : Julius Koller 1939-2007 », Frieze, n° 111 (nov.-déc. 2007).
Luis Jacob est un artiste de Toronto qui travaille dans une pluralité de médias. Ses œuvres ont récemment été présentées à la Barbican Art Gallery (Londres); à la Documenta 12 (Cassel); au Kunstverein de Hambourg; à la Morris and Helen Belkin Art Gallery (Vancouver); à la Biennale de Montréal 2007; à la Power Plant Gallery (Toronto) ainsi qu’au Musée d’art de Joliette (été 2008). Il a aussi fait partie du collectif d’éducation communautaire Anarchist Free University. Luis Jacob est représenté par la galerie Birch Libralato de Toronto.
James D. Campbell écrit sur l’art et est commissaire indépendant. Il vit à Montréal. Auteur de plus de cent livres et catalogues sur l’art contemporain, il contribue fréquemment aux publications de Ciel variable, BorderCrossings, Canadian Art, Etc., C., Modern Painters, et Contemporary, ainsi que plusieurs autres. Ses plus récentes publications incluent des ouvrages sur David Blatherwick (Windsor Art Gallery), John Heward (Musée du Québec) et Janet Werner (Parisian Laundry), tous publiés en 2008.