[Printemps 2009]
par Amish Morrell
Dans une récente monographie intitulée Phantom Shanghai, Greg Girard s’attache à décrire les vestiges urbains de l’ère communiste, avant que ces derniers témoignages ne soient submergés par la vague de développement économique qui déferle sur cette ville.
Ses photographies dressent le portrait de bâtiments isolés et décrépits, construits au XIXe, divisés au XXe siècle en appartements pour y loger des ouvriers, et qui se retrouvent au XXIe siècle cernés par une marée de tours, de verre et d’acier. Dans l’entrée, au pied de l’escalier, des boîtes aux lettres de fortune composent un hommage dérisoire à des adresses qui, bientôt, n’existeront plus. Les ruines de ce que fut Shanghai au XXe siècle sont saisies ici au bord de la disparition, alors qu’on s’apprête à les déblayer sans autre forme de procès pour laisser place à une nouvelle version de la modernité. Ces images posent ainsi une question à laquelle la photographie a souvent tenté de répondre : comment représenter le passage du temps?
Pour beaucoup de théoriciens, en effet, parmi lesquels le philosophe français Gilles Deleuze, toute tentative de fixer le temps ne peut en donner qu’une image indirecte. Les descriptions empiriques échouent à nous montrer le déroulement du temps, ce qui pose le problème de sa représentation visuelle.1 L’objectif de l’appareil photo fige le mouvement, lequel peut devenir perceptible uniquement grâce à la juxtaposition d’éléments visuels. Dans le cas d’un film, c’est la rapide succession d’images fixes qui produit l’illusion du mouvement. En photographie, la comparaison entre des vues similaires «avant» et «après» une période donnée peut également donner la notion du temps écoulé.2 Dans les œuvres de Greg Girard, ce sentiment émerge de l’image elle-même, et l’effet n’est pas dû à la présence occasionnelle d’une silhouette floue, mais plutôt à la juxtaposition physique du vieux Shanghai en état de ruine accélérée, et du nouveau Shanghai dans son développement accéléré.
De la même façon que ces photographies captent l’essence de Shanghai au crépuscule du vingtième siècle, elles sont prises dans le clair-obscur de la fin du jour ou de l’aube. La lumière directe du soleil ne vient jamais ancrer une photo dans un moment précis de la journée. Ces limbes temporelles évoquent la frontière entre le rêve et l’éveil, et c’est d’ailleurs la métaphore employée par l’analyste culturel Walter Benjamin pour appréhender l’émergence de la modernité en Europe et son influence sur la conscience. Benjamin s’est penché sur des figures marginales de la fin du XIXe, prostituées, flâneurs et chiffonniers, marqueurs de transition qui révèlent simultanément la logique du présent où ils se trouvent, et la façon dont le passé résiste à l’émergence du présent.3 Ces figures se tiennent à la frontière entre deux mondes, incarnant malgré elles des systèmes de valeurs contradictoires qui se rendent mutuellement visibles. La photographie a souvent exploré ces zones frontières de la conscience; Eugène Atget représentait déjà les rues de Paris, vides, un siècle plus tôt. Girard, comme Atget, inclut rarement des sujets dans l’image, et utilise entre autres la lumière éthérée du petit matin.
Dans un essai de 1931, intitulé Petite histoire de la photographie, Benjamin remarque qu’Atget prend pour thème des charrettes à bras alignées dans une cour, une enfilade d’embauchoirs ou de simples façades, et commente ainsi ces photographies qui sont vides de présence humaine : « … la ville, sur ces images, est inhabitée comme un logement qui n’a pas encore trouvé de nouveau locataire. C’est dans des réalisations comme celle-là que la photographie surréaliste prépare le mouvement salutaire qui rendra l’homme et son environnement étrangers l’un à l’autre. 4 Benjamin perçoit les images d’Atget comme dépourvues d’aura (ce qui concourt, selon lui, à les rendre surréalistes) : « Elles pompent l’aura du réel comme l’eau d’un navire en perdition. »5 Elles peuvent être dé-familiarisées, détachées du contexte particulier qu’elles occupent dans l’espace et le temps. Les photographies de Girard, en revanche, sont saturées d’aura; elles appartiennent à un moment unique, qui s’efface à peine saisi.
Contrairement à la plupart des ruines, ces lieux étaient encore habités à l’époque où les images ont été prises. Le titre d’une photographie indique que tel immeuble a été condamné en raison de sa démolition prochaine; la porte est ouverte et on aperçoit quelqu’un assis dans le bureau de sécurité. Ailleurs, un vélo attend dans l’allée avec son chargement de vieux cartons récupérés. Sur d’autres images, la lumière est restée allumée dans la cuisine. Phantom Shanghai nous donne à voir les ultimes instants de ces ruines, avant le départ de leurs derniers occupants et leur propre disparition. Il y a peu d’individus présents dans ces photographies, à part un couple en train de dîner dans un minuscule appartement ou quelque silhouette floue au seuil d’une pièce, mais de nombreux indices attestent que des gens vivent encore ici : le plancher a été balayé, le lit est fait, il y a des légumes sur le comptoir, la télévision est allumée. Les rares personnes qui apparaissent dans l’image sont presque toujours en mouvement et non identifiables, sur une toile de fond urbaine en phase de décomposition et de reconstruction.
Le futur Shanghai du XXe siècle (lequel est en train de devenir rapidement réalité) est basé sur une globalisation des marchés financiers et un secteur immobilier en plein essor. S’appuyant sur des restructurations majeures des secteurs des transports et du logement, Shanghai s’apprête à devenir l’un des plus importants pôles d’échanges internationaux, passant d’une économie essentiellement industrielle à un système axé sur la production d’information et de services. Cette cité de demain est d’ores et déjà visible sous la forme d’une représentation en trois dimensions au Shanghai Planning Exhibition Hall (SUPEH), qui abrite une immense maquette de Shanghai telle qu’elle devrait nous apparaître, radicalement modernisée, en 2020.6 Ce modèle idéalisé forme un contraste frappant avec les conditions dans lesquelles les ouvriers vivaient au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle. Il soulève une question pressante : que va devenir le Shanghai au XXe siècle, ses petites maisons individuelles dans leur labyrinthe d’allées, les arches sculptées des shikumen et les jardins abrités par des cours intérieures? Et comment ces lieux vont-ils être gardés en mémoire?
Phantom Shanghai nous donne à voir les ultimes instants de ces ruines, avant le départ de leurs derniers occupants et leur propre disparition.[…] de nombreux indices attestent que des gens vivent encore ici…
Tandis les photographies de Greg Girard offrent une forme de témoignage sur cette existence presque révolue, un nouveau projet de développement urbain, Xiantandi, situé au centre-ville, propose au contraire une imitation du vieux Shanghai, adaptée aux paramètres de la nouvelle cité. Pour créer une zone piétonnière consacrée aux commerces et au divertissement, la ville a expulsé les habitants du secteur et démoli les maisons vétustes de l’époque coloniale, puis, à l’aide des capitaux apportés par les investisseurs étrangers, on a reconstruit le quartier sur un modèle similaire. Converties en boutiques de luxe et en restaurants, les maisons à l’ancienne et leurs cours intérieures n’ont gardé aucune trace tangible de leurs précédents occupants. Seuls quelques porches en pierre sculptée et autres détails architecturaux ont été conservés à titre de vestiges du passé, pour donner au lieu un cachet local à l’intention des visiteurs étrangers. La fameuse maxime de Walter Benjamin, « Les morts eux-mêmes ne seront pas à l’abri de l’ennemi s’il est vainqueur .», pourrait s’appliquer à cette imitation nostalgique du XXe siècle, au moyen de laquelle Shanghai réinvente son passé afin de le faire correspondre à ses nouveaux impératifs économiques.
Les photographies de Girard ne montrent ni l’optimisme spectaculaire de la maquette exposée au SUPEH, ni la nostalgie commercialisée de Xiantandi, par lesquels le passé comme l’avenir de Shanghai sont conceptualisés pour attirer les investissements étrangers. L’image des ultimes vestiges du XXe siècle disparaissant à un rythme croissant, balayés par la course de Shanghai vers le XXIe siècle, condense cette transition en un instant fugace. Le spectateur se retrouve confronté aux ruines encore habitées qui s’élèvent à la frontière entre les deux mondes : il est alors amené à se demander ce que deviendront ces derniers occupants, et dans quels limbes de notre mémoire collective sera relégué le monde qu’ils laissent derrière eux.
Traduit par Emmanuelle Bouet
3 Pour Benjamin, la prostituée pousse la logique du marché à l’extrême puisqu’elle monnaye son corps comme bien de consommation; le flâneur reconnaît l’attrait de la consommation et s’y abandonne, tout en résistant aux exigences du travail; le chiffonnier récuse à la fois la valeur d’usage et d’échange des objets en les accumulant. Rajeev Patke, « Benjamin’s Arcades Project and the Postcolonial City », dans Ryan Bishop (sous la dir.), Postcolonial Urbanism: Southeast Asian Cities and Global Processes, New York et Londres, Routledge, 2003, p. 299.
4 Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie » dans Œuvres II, coll. Folio essais, Gallimard, 2000, p. 312.
5 Ibid., p. 310.
6 C’est la plus grande maquette de ce genre dans le monde, occupant un étage entier de l’immeuble du SUPEH, qui compte sept étages et vingt mille mètres carrés. Les visiteurs disposent de jumelles et peuvent circuler sur des rampes au-dessus de la cité modèle. Voir S. Krupar, « A Janitorial Junket: Sweeping the Debris of Shanghai’s Future », Radical History Review, n° 98 (2007), p. 160-65.
Photographe canadien, Greg Girard vit à Shanghai depuis le début des années 1990 où il documente pour des magazines ou des publications d’entreprises les transformations sociales et économiques de l’Asie. Son premier livre, City of Darkness, documentait les dernières années de la cité emmurée de Kowloon, à Hong Kong. Son dernier livre, Phantom Shanghai, a été publié par Magenta Books en 2007. L’artiste est représenté par la galerie Monte Clark, à Toronto et à Vancouver.
Amish Morrell enseigne la culture visuelle et l’histoire de la photographie à l’Institut de Culture et Communication de l’université de Toronto à Mississauga. Il a coédité l’ouvrage The Boundaries of Transformative Learning, Palgrave, 2002, et ses recherches actuelles portent sur les liens entre mémoire et culture. Il s’intéresse notamment à la façon dont les artistes contemporains contribuent à définir les notions de communauté et d’identité, au moyen de la mise en scène de photographies historiques.