[Été 2009]
Commissaire invitée du Mois de la Photo à Montréal 2009, Gaëlle Morel est membre du conseil d’administration de la Société française de photographie et membre du comité de rédaction de la revue Études photographiques.
Elle a publié Le photoreportage d’auteur. L’Institution Culturelle de la photographie en France depuis les années 1970 (CNRS, Paris, 2006), le recueil Les Derniers Tableaux. Photojournalisme et art contemporain (Archives Contemporaines, Paris, 2008) et un ouvrage général sur la photographie, en collaboration avec Thierry Gervais (Larousse, Paris, 2008). Depuis 2008, Gaëlle Morel vit en alternance à Montréal et à Toronto.
Jacques Doyon : J’aimerais d’abord vous demander ce qui, à partir de Paris, vous a amenée à vous intéresser au Mois de la Photo à Montréal (MPM) et à soumettre le projet de commissariat qui a été retenu pour cette année ?
Gaëlle Morel : Je connaissais depuis quelques années Vincent Lavoie, président du conseil d’administration du MPM et commissaire invité en 2003, nous nous étions rencontrés dans le cadre de nos activités de recherche que nous menons en tant qu’historiens de la photographie (colloques, journées d’études, etc.). Il m’avait parlé du MPM et j’avais pu constater la qualité et l’exigence des programmations successives, en consultant les catalogues notamment. Pour des raisons familiales, je devais partir m’installer au Canada au début de l’année 2008 et l’appel de candidatures pour le MPM 2009 tombait un peu avant.
Je souhaitais depuis longtemps développer mes activités de commissariat d’expositions et cela représentait une occasion favorable. J’ai développé une idée qui m’intéressait, touchant à la question des dispositifs, des techniques et des installations, des thèmes assez peu abordés dans les manifestations photographiques.
JD : À titre de spécialiste de la photographie, vous vous êtes principalement intéressée au développement d’une figure d’auteur dans le photojournalisme et à son rôle dans la légitimation artistique et culturelle du médium. En quoi cette évolution vous semble-t-elle significative pour l’ensemble de la pratique photographique ? Quelles sont les raisons qui expliquent cette évolution ? Et comment a-t-elle été relayée sur le plan institutionnel ?
GM : Pour simplifier et grossir le trait, je dirais qu’il existe aujourd’hui trois champs d’expression :
1- une photographie appliquée, où les images ont un usage. Il s’agit du photojournalisme tel qu’il est pratiqué par l’AFP par exemple, de la photographie de mode, de publicité ou d’entreprise;
2- une photographie appliquée où les photographes ont également une forte ambition créative et cherchent à produire des livres, à être présents dans les festivals et à réaliser des expositions. Ils se définissent souvent comme des auteurs, à la fois praticiens, répondant à un usage, et créateurs;
3- une photographie qui circule exclusivement dans le champ de l’art contemporain, et qui s’inscrit dans un marché précis. Évidemment, il peut y avoir des passerelles, des rencontres, des mélanges, les limites ne sont pas aussi marquées.
Les raisons d’une telle évolution tiennent à une progressive légitimation culturelle et artistique de la photographie : en France, cette reconnaissance a eu lieu au cours des années 1970, et des institutions expressément dédiées au médium ont été ouvertes, des festivals créés, des maisons d’édition sont apparues, etc.
JD : Comment cette transformation de la pratique photographique a-t-elle permis son arrimage au champ de l’art contemporain, en France notamment ?
GM : Si l’on pense plus particulièrement au champ de l’art contemporain, des galeries et des musées ont commencé à intégrer de la photographie dans leur programmation et leur catalogue, des départements de photographie ont été ouverts, des conservateurs chargés de s’occuper et de constituer des collections ont été recrutés.
Le marché de l’art a commencé à accorder de la valeur à certains tirages, en imposant des critères de valeur (limitation du nombre de tirages, etc.). L’histoire de la photographie a également intégré progressivement (et de façon encore aujourd’hui insuffisante) les programmes universitaires en histoire de l’art, avec le recrutement de professeurs spécialisés.
JD : Comment s’est développé votre intérêt pour les modes de présentation de la photographie dans les espaces d’exposition ? Cette évolution propre au champ de l’art a-t-elle sa contrepartie dans le milieu de la photographie ?
GM : Je pense que la question de l’adéquation entre la forme et le fond est fondamentale dans l’appréhension d’une œuvre. Si l’artiste décide d’utiliser tel ou tel médium ou de réaliser tel ou tel type d’installation, toutes ces décisions conscientes ont une influence sur le sens donné à l’œuvre et sur son mode de réception.
Mais si l’installation est un thème bien étudié dans le champ de l’art, la question des dispositifs et des techniques a rarement été interrogée en photographie. Je souhaitais montrer qu’une exposition de photographie peut avoir différentes apparences, que le fait d’accrocher des cadres en ligne au mur est une convention, mais que les artistes se sont depuis longtemps penchés sur d’autres modes d’exposition.
JD : La question est très certainement pertinente, l’accrochage des expositions de photographie demeurant souvent conventionnel. Toutefois, le milieu spécialisé de la photographie apparaît ici un peu moins développé sur le plan institutionnel et est souvent lié au milieu de l’art contemporain. Ainsi, en ce moment même, le Musée canadien de la photographie contemporaine est menacé de perdre ses installations et de voir réduire son mandat. Aussi, j’aimerais vous demander comment vous percevez l’auditoire auquel vous adressez votre projet de commissariat. Concevez-vous cet auditoire sur un plan uniquement local, ou bien aussi international ? Votre proposition sera-t-elle instructive pour les familiers de l’art contemporain, qui constituent une part importante des visiteurs du Mois de la Photo à Montréal ?
GM : Le MPM a pour mandat d’être œcuménique et d’essayer d’attirer le public le plus large possible : toutes les expositions ont un accès gratuit par exemple, il y a également un programme détaillé permettant une compréhension non seulement des œuvres mais aussi de la programmation dans son ensemble. C’est un défi passionnant, car il s’agit d’intéresser aussi bien les novices que les spécialistes, aussi bien le milieu de la photographie que celui de l’art contemporain. J’aimerais bien sûr que chacun s’y retrouve, en découvrant des œuvres inédites au Canada ou spécialement conçues pour le MPM. D’autre part, en tant que commissaire invitée venant pour la première fois d’un pays étranger, je serais vraiment heureuse que cette ouverture se poursuive et que les expositions du MPM accueillent un public international.
JD : Le champ de recherche des études photographiques, qui prend en compte l’histoire du médium et sa tradition particulière, ses divers champs d’application extra-artistique et leurs liens avec le développement des pratiques artistiques contemporaines, demeure encore ici un peu en déficit de légitimation. Est-ce que votre séjour vous a permis de vous faire une idée de l’état des recherches et du développement institutionnel relatifs à la photographie au Québec et au Canada ? Pouvez-vous nous parler un peu du travail effectué par la Société française de photographie et la revue Études photographiques ?
GM : Il me semble en effet que le champ de spécialisation est peut-être moins structuré ici qu’en France, notamment dans les universités où les départements d’histoire de l‘art ne bénéficient pas tous d’un enseignement de la photographie. Par contre, même s’il n’y a pas de musée ou d’institution exclusivement consacrés à la gestion de collections photographiques à Montréal, il existe un certain nombre de galeries et de centres d’artistes intéressés par le médium et qui proposent les travaux d’artistes établis ou émergents. Les institutions généralistes, telles le Musée McCord ou le CCA, exposent également de la photographie. Mais, c’est vrai, il n’y a pas de grande institution d’envergure, reposant sur une collection et exposant la diversité des pratiques photographiques depuis le XIXe siècle.
En France, la Société française de photographie (SFP) est dépositaire d’une très belle et très importante collection du XIXe siècle accessible aux membres de l’association. Elle gère les droits de ses images, prête des œuvres dans le cadre d’expositions et organise un certain nombre d’activités (rencontres avec des artistes, colloques, etc.) ou y collabore. Elle édite depuis 1996 la revue Études photographiques, une publication scientifique bilingue dans laquelle écrivent les chercheurs spécialistes du monde entier. La SFP et la revue ont permis de rassembler un groupe de spécialistes plus ou moins confirmés qui œuvrent pour le développement de la recherche en histoire de la photographie.
JD : Si je ne fais pas erreur, l’exposition que vous présenterez au Mois de la Photo à Montréal représente votre première incursion dans le champ de la photographie contemporaine. Est-ce que c’est l’amorce pour vous d’un nouveau volet de recherche ? Avez-vous déjà des projets en vue ?
GM : Je travaille sur la photographie contemporaine depuis longtemps, avec parfois quelques incursions dans les années 1930. Je dirais plutôt que pour la première fois, j’ouvre mon champ d’exploration à des photographes ou des vidéastes évoluant plus particulièrement dans le champ de l’art contemporain. Mais cela va même plus loin : certains artistes de la programmation du MPM ne sont pas photographes eux-mêmes, mais leur pratique se concentre sur l’idée de réappropriation et de transformation des images. Je pense en effet essayer de monter d’autres projets d’exposition par la suite. Les recherches nécessaires pour le MPM et les rencontres avec un certain nombre d’artistes m’ont donné envie de poursuivre dans cette voie, en explorant d’autres thématiques. Avant cela, je refais une incursion dans les années 1930, puisque je dois assurer le commissariat d’une exposition rétrospective sur Berenice Abbott au Jeu de Paume à Paris en 2011.