[Été 2009]
Musée canadien de la photographie contemporaine au Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa
Du 31 octobre 2008 au 22 mars 2009
Et si les masques sacrés, et si l’apparat géopolitique des costumes avaient précédé les portraits et scènes de pose pour la caméra ? Dès lors au regard de la photographie, non seulement il y aurait des œuvres différentes mais encore une légitime critique amérindienne par l’art. Ce qui donne justement ces Regards d’acier. Portraits par des artistes autochtones pour « voir » les actuels enjeux identitaires, personnels et collectifs, entre autochtones et allochtones en Kanata (Canada) et en Gépèg (Québec).
À cet égard, cette première collaboration institutionnelle entre le Musée canadien de la photographie contemporaine (MCPC) et le Musée national des beaux-arts du Canada (MNBAC) dans la Capitale nationale (Ottawa/Gatineau), couplant conservateur allochtone (Andrea Kunard) et conservateur autochtone (Steve Loft) pour exposer douze artistes amérindiens et métis en une cinquantaine d’œuvres, mérite d’être saluée.
Entré « à pas de loup » dans la première galerie, l’occupation spatiale des cimaises m’a immédiatement frappé par son intense symbolique visuelle.
Sur le mur à gauche les photographies de Jeff Thomas (Onondaga), extraites des séries Les quatre rois indiens, Domination des guerriers ou Le délégué, s’étalaient à l’horizontale à hauteur des yeux sous la forme du grand Wampum huron-iroquois Hyawatha. Certaines images mêlaient peintures européennes de chefs à des personnages iroquois contemporains (ex. : l’artiste mokawk Joe David, « warrior » à Kahnesatake en 1990). D’autres jumelaient des photographies historiques des clans aux traces urbaines de monuments d’aujourd’hui – où figure souvent son fils « Bear ». Ce faisant, Thomas explore son insertion personnelle dans les mutations de la territorialité vécue entre l’« Indien inventé » d’autrefois et l’« Amérindien d’aujourd’hui ». Il affirme : « Il est impossible de trouver une définition d’Iroquois urbain dans les dictionnaires et les ouvrages anthropologiques. C’est cette absence qui informe mon travail comme artiste-photographe, chercheur, conservateur indépendant, analyste culturel et conférencier. Mon étude de l’indianité vise à créer une banque d’images de mon expérience d’Iroquois urbain et à placer les images historiques des membres des Premières Nations dans un nouveau contexte pour un public contemporain. En fin de compte, je veux démonter les stéréotypes de longue date et les caricatures inappropriées des membres des Premières Nations ».
Je tourne la tête. Époustouflant ! Sur le mur à droite, cinq fascinantes images plus grandes que nature font éclater autant de visages déformés par des gestes des doigts et des mains. Ces portraits photographiques créés de manière exceptionnelle par Arthur Renwick (Haisla de la Côte du Nord-Ouest) nous regardent. Tour à tour Michael, Tom, Eden, Jani et Monique – de la série Masques – rendent puissamment vivante la genèse des « masques/visages », ces formes de représentation, ces portraits qui n’appartiennent qu’aux temps immémoriaux où les « passages » mythologiques entre le monde des Humains, celui des Animaux et les Okis (esprits) étaient courants. Les dévisageant, j’ai cru entendre les battements du cœur de cette exposition. L’artiste n’a pas eu besoin de s’exprimer par des phrases sur le mur.
Les Masques de Renwick n’étaient-ils pas en « dialogue » visuel avec le Wampum de Thomas, comme pour mieux entourer les images sur le grand mur du centre ?, me suis-je dit. Y apparaissaient ces six imposantes poses de la série Mustang de Dana Claxton, « Sioux/Lakota et Canadienne », comme elle se décrit. Assurément l’humoristique facture hypermoderne des grandes photos couleurs flirtait avec les canons des images publicitaires. Des membres d’une famille autochtone (ex. : Portrait de famille (Des Indiens sur une couverture) y posaient dans divers scénarios caricaturant l’hyper-consommation nord-américaine, tout en exhibant des artefacts traditionnels amérindiens. Ces œuvres ne pouvaient qu’accrocher l’œil… des médias !
Ce « triptyque » dans la première salle m’a paru convaincant, tout comme ce pari des conservateurs d’inscrire sur les murs des réflexions personnelles des créateurs à propos de leur quête identitaire. Ne serait-ce que comme médiation, certaines phrases éclairaient les attitudes créatrices notamment pour la déambulation parmi les œuvres de la seconde galerie.
Que ce soit les quelques extraits du projet Colomb du regretté Carl Beam ou bien les vidéos A Teensy nun production de la jeune métis Thirza Cuthand et BrokeDigDog de Bear Witness (Cayuga), c’est plusieurs variantes de théâtralisation des jeux identitaires que permettent justement les séances de portraits photographiques, qui nous attendaient. La photographe « crie/écossaise » K.C. Adams donnait le ton par son alignement de portraits construits, la série Le Cyborg hybride « maquillant en indianité glamour » ses amis artistes lors d’une résidence de création au Centre Banff. Pour sa part, le « musée imaginaire » en trois photomontages (Ann. E visite Emily, L’artiste dans son musée, Searching for My Mother de Rosalie Favell (métisse, crie et anglaise comme elle se décrit) revisitaient de manière surréaliste des icônes comme Emily Carr ou cette Vierge Marie ayant en son cœur une Kateri Tekakwitha brodée. L’émergence d’une légende, petits autoportraits ciselés sur papier métallique de Kent Monkman (d’ascendance crie) se travestissant, allait dans cette veine de mises en scène. Pour lui, si les apparats, costumes et socialisations permissives du monde dominant (l’Occident) permettent les envolées de liberté individuelle, ils révèlent aussi une acculturation trouble : « Plusieurs de mes œuvres traitent aussi de la colonisation de la sexualité, attribuable à l’influence de l’Église sur notre communauté – des plus vigoureuse si l’on tient compte des personnes forcées à fréquenter des pensionnats – et à l’emprise des valeurs judéo-chrétiennes. Nous avons été colonisés sur bien des plans et la sexualité a été l’une des dimensions touchées. »
Évidemment, l’héritage de la civilisation n’était point absent de l’exposition. Si les portraits photographiques en noir et blanc de facture « classique » de David Neel (Kwakwaka’wackw’) rendent hommage aux traditions et à leurs grands portageurs et défenseurs (ex. : Sitting Bull, Bill Reid, Elijah Harper), Gregg Staats (Kanienkeha’ka) par ses photomontages mariant territoire et membres de sa communauté (Respire, Accepte la perte) en souligne la dégradation, la précarité actuelle découlant des blessures, des « réductions » et des censures des langues autochtones, aujourd’hui presque toutes en péril. Staats réintroduit la nécessité d’un processus de guérison.
Une photographie m’a happé par sa vérité de « regard d’acier » : Le temps voyage à travers nous, fameux cadre de bois doré et de perles finement tressées avec, en son centre, une belle photographie noir et blanc de trois femmes iroquoises. Trois générations de visages qui, par leur lumière, la composition des corps pressés les uns contre les autres, respiraient non plus la survie mais la confiance. De cette subtile œuvre de Shelly Niro, j’ai ressenti le message universel : celui des individus et des communautés qui espèrent.
En sortant de l’exposition j’ai aperçu dans l’imposant hall vitré du musée, Ayum-ee-aawach oomama-mowan : speaking to their mother, le célèbre mégaphone conçu par Rebecca Belmore pour s’adresser de vive voix à la Terre-Mère. J’ai réfléchi. Quoique très intéressante, cette exposition méritait cependant des nuances, surtout à notre époque où tout un chacun applique avec trop d’aisance peut-être, le terme d’Autochtones comme syncrétisme uniformisant toutes les Premières Nations – dans la francophonie on a introduit le concept fourre-tout d’« Autochtonie » – pour qualifier sans discernement indigènes, Amérindiens, Métis, Inuits. Il faut garder en mémoire qu’il y a 611 Premières Nations réparties d’Est en Ouest en 2 371 terres de réserves au Kanata, dont 10 Premières Nations au Gépèg dans 54 communautés. S’y ajoutent la Nation Métis des Prairies et les Inuits du Nunavut et du Nunavik sans oublier plusieurs individus métissés, sans statut. D’où la richesse et la complexité des identités internationales.
Au demeurant, l’exposition Regards d’acier. Des portraits photographiques autochtones ne représentait qu’une forte participation d’artistes iroquois, de Métis des Prairies et des Indiens de la Côte du Nord-Ouest, sans aucune présence venant de l’Est des Grands Lacs, donc du Gépèg (Québec). Il y a pourtant une présence artistique en photographie amérindienne dans l’Est. On n’a qu’à penser au magnifique autoportrait Fringe de la même Rebecca Belmore, visible pendant toute l’année 2007 à Montréal sur un grand panneau, coin Duke et Ottawa, au-dessus du local loué par le grand Conseil des Cris. Que dire des œuvres de Jeff Thomas et de Gregg Staats, deux participants de Regards d’acier, que l’on retrouvait dans l’exposition des grandes bannières photographiques de l’exposition Zacharie « Tehariolin » Vincent et ses amis à Espace 400e (Québec 1608-2008)? En outre, il y aurait beaucoup à dire de « l’esprit photographique » à la base du travail de Sonia Robertson à Mashteuiatsh chez les Piekuakalinuatsh (Innus), mais c’est la révélatrice « mission photographique » Photographe sans condition de Kathleen Penosway, Tracy Stella Brazeau et Mani Sigon Papatie exposant les conditions de vie et de logement difficiles à Kitcisakik, cette réserve algonquine en perdition d’Abitibi-Témiscamingue que je retiens. Elle fut présentée au nouvel Hôtel-Musée de Wendake en mai 2008.
Comme quoi il faudra bientôt élargir d’ouest en est ces « regards d’acier » projetés vers l’avenir.
Huron-Wendat, Guy Sioui Durand est sociologue critique (Ph.D.) et commissaire indépendant. L’art actuel et l’art amérindien sont ses domaines d’intervention. Cofondateur de la revue Inter et du Lieu, centre d’artistes (Québec), il a publié trois livres, dont L’art comme alternative(1997). Ses écrits ont paru dans plusieurs périodiques et catalogues et sur Internet. Il a été conseiller autochtone d’Espace 400e (Québec 1608-2008). www.siouidurand.org