[Automne 2009]
Jeu de Paume, Paris
Du 7 avril au 7 juin 2009
Chantal Pontbriand, ancienne directrice de la regrettée publication Parachute et fondatrice du Festival international de nouvelle danse, investit les deux étages du Jeu de Paume pour une exposition conceptuelle au titre énigmatique, HF | RG, quatre initiales séparées par une barre verticale.
Elle y explore l’univers de deux plasticiens, Harun Farocki (HF) et Rodney Graham (RG). Gageons que cette exposition laissera une forte impression dans la mémoire des visiteurs. Loin de la débauche d’effets liée à la médiation, elle se resserre sur les thèmes centraux des deux artistes-cinéastes : l’archive, le montage, le non-verbal, auxquels très vite s’ajoutent le faire à l’œuvre, l’image, la machine, etc., autant d’œuvres pour détailler et examiner les champs sémantiques liés aux verbes filmer, enregistrer et regarder. L’exposition a pour but d’appréhender le concept de dis- positif, qu’il soit visuel ou moteur, et d’approcher l’Image ou les Images contemporaines sous toutes leurs formes : fixes (photographies), projetées (films, vidéos) et en installation.
Ce parcours à travers les œuvres de Farocki et de Graham s’effectue pas à pas, film après film, installation après installation. Au total, une quarantaine d’œuvres sont présentées. Tel un archéologue en action, Farocki, qui est considéré comme l’équivalent allemand de Jean-Luc Godard1, décortique l’histoire d’un motif dans Sorties d’usines en onze décennies (2006). Sur douze moniteurs, il extrait ses corps d’ouvriers ; au spectateur de se faire sa propre théorie. Chez Graham, l’obsession du motif transparaît dans son utilisation de la boucle qui lui permet de singer les codes du cinéma hollywoodien : dans Vexation Island (1997), puis dans How I Became a Ramblin’ Man (1999) et enfin dans City Self/Country Self (2000), films sans début ni fin, les actions incongrues se répètent en vain. Le pirate s’éveille et s’évanouit, le cow-boy chante, le citadin donnera un coup de pied au paysan, mais rien n’est si simple chez Graham, surtout quand il incarne lui-même les personnages. Farocki, lui, se dévoile dans un premier temps par la réflexion sur l’image et sur la pratique du montage. La preuve par l’image ? Dans Nicht löschbares Feuer (1969), il éteint une cigarette sur son bras en expliquant l’amplitude de la brûlure par rapport à celle infligée par le napalm. Il ne glose pas, il fait surgir la pensée de l’image, de sa manipulation lors de la fabrication du film ou d’une remémoration. La pratique cinéphilique, celle du metteur en scène et du critique (une vitrine est entièrement consacrée à tous ses textes et à son travail éditorial au sein de la revue Filmkritik) se superposent2, s’entrecroisent dans Schnittstelle (1995) ou Der Ausdruck der Hände (1997).
L’image provient d’un dispositif mais elle est également machine, sujet et objet d’un même tenant. Elle se déploie chez Graham dans des dispositifs optiques anciens qu’il détourne, dans sa Camera Obscura Mobile (1993-1996). Elle prend la forme d’un lieu de projection, mais miniaturisé dans Coruscating Cinnamon Granules de 1996. Elle devient système et œuvre dans Reading Machine for Parsifal. One signature (1992). Machine-image et image-machine. Graham s’intéresse au trait d’union, le souligne ; l’image, liée, est aussi le liant de l’œuvre, comme le suggère notamment la pièce intitulée Rhein-metall/Victoria8 (2003). Tandis que chez Farocki, la machine est sujet car elle introduit un type de vue, d’images particulières (celle des caméras de surveillance, celles sur les missiles, celles placées dans les stades) qui obéissent à des règles précises tout en délimitant un espace et un sujet.
Si, au premier étage, les productions de Farocki semblent écraser par leur déploiement et leur force les rares pièces de Rodney Graham, la scénographie construite en de multiples va-et-vient, allers et retours de l’un à l’autre, prend tout son sens au second étage. À la sortie de la dernière salle, une explication se fait jour : l’exposition n’est pas construite sur des systèmes d’équivalences, de rapprochements chronologiques ou d’oppositions formelles ; c’est une démonstration juste et pertinente qui joue sur et avec un effet à rebours. La scénographie est ici déployée à contre-courant, de manière à briser les frontières traditionnelles de la pratique muséale ; elle ne donne pas seulement à voir les œuvres, elle en révèle les présup- posés. L’exposition donne à penser le cheminement comme la représentation concrète de la notion d’« après-coup » (Nachträglichkeit), si liée à celle de trauma chez Freud. Dans Immersion (2009), Farocki filme dans un laboratoire américain3 plusieurs séances où les psychologues allient la prise de parole à un système de réalité virtuelle afin de mesurer et de tenter d’apaiser les angoisses des soldats revenus de la guerre en Irak. À l’aide de deux écrans, dont l’un montre des vues modélisées de Bagdad ou d’un village, le soldat tente de revivre un épisode traumatique. La réalité déjouée par le jeu vidéo resurgit dans la voix et le corps. La parole des militaires se crispe, se noue, s’échappe dans de long sanglots… Graham appréhende les textes du psychanalyste viennois sur un mode plus détaché, moins littéral mais tout aussi opératoire, ce qui donnera naissance au livre d’artiste Freud Supplement (170 A-170D) (1989), puis à Shorter Notice-Plates en 1991 — ouvrages auxquels s’ajoutent les six modules (évoquant ainsi certaines sculptures de Donald Judd) contenant six livres d’Abstract of the Second Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud (1993) — et enfin, en 1996, à une conférence intitulée « Schema : Complication of Payment ». Graham s’immisce dans les interstices de la littérature ou de la musique pour se les approprier, les comprendre et en proposer son analyse. Lorsqu’il aborde le rêve, dans sa vidéo Halcion Sleep4 (1994), il use d’une stratégie de détournement. Après que l’artiste a absorbé un puissant somnifère, son frère l’installe dans une voiture ; la ca- méra filme ce corps lourdement endormi sur la banquette arrière, tandis que l’éclai- rage urbain envahit l’image par intermittences. De l’image latente à celle liée aux caméras de surveillance (chez Farocki dans les pièces Gefängnisbilder ou Ich glaube Gefangene zu sehen, 2000), de celle qui enregistre les bombardements (Auge / Maschine en 2000) à celles utilisées lors d’une compétition de football (notam- ment dans Deep Play de Farocki en 2007), l’exposition décline les figures, les rhétoriques, les flux et les strates que l’image recouvre afin d’interroger la place et la subjectivité du spectateur et celles du créateur.
2 Voir également l’entretien publié dans Hors Champ : http://www.horschamp.qc.ca/conversation-avec-harun-farocki.html, dont un large extrait a été publié dans Ciel variable 78, printemps 2008.
3 Il s’agit du laboratoire de l’Université de Californie du Sud. Se reporter à cette adresse : http://ict.usc.edu/projects/post_traumatic_stres s_disorder_assessment_and_treatment_ptsd/
4 À ce sujet, se reporter à cet article: http://www. cinemascope.com/cs19/fea_mcbride_bigsleep.htm. Il serait intéressant d’analyser cette œuvre en regard de la pièce de Farocki, Gegen-Musik/Counter Music (2004), présentée à la galerie Thaddaeus Ropac (Paris) jusqu’au 25 juillet.
Cyril Thomas est doctorant en histoire de l’art à l’université Paris-X Nanterre. Il est membre du Centre de recherche Pierre Francastel et enseigne actuellement la photographie à l’université Paris-VIII Saint-Denis.