[Fall 2009]
VOX, centre de l’image contemporaine, Cinémathèque québécoise, Montréal
Du 6 mars au 30 mai 2009
Dans les Fraises sauvages de Bergman, la route à coups de flash-back fait remonter le fil du temps et permet de revenir à la source, vers l’enfance. Il Viaggio in Italia de Rossellini oblige les protagonistes à éprouver la pérennité des choses. C’est à Pompéi devant les amants enlacés et saisis par la lave que le couple en crise se redécouvre.
Partir à zéro, c’est en même temps transformer, éclairer ou racheter tout ce qui peut rendre la vie difficile à supporter. Le voyage atteint son moment de vérité en transcendant le quotidien. Easy Rider (1969) se fait l’emblème d’une nouvelle cinématographie. Projetant les utopies et les cauchemars de l’époque, la moto de Dennis Hopper et de Peter Fonda nous emmène jusqu’au délire psychédélique. À l’heure du déplacement des personnes et de la déterritorialisation, les road movies de Wim Wenders conduisent au désert où toute distinction est aplatie. Refuge, souvenir, non-lieu, utopie… aujourd’hui dans le road movie l’origine elle-même est devenue hybride. Au-delà d’un lieu originel et non contaminé, c’est une nouvelle mixité, le mélange, et toujours le conflit et le dialogue des codes, qui font sortir les protagonistes d’eux-mêmes. Au cinéma et en littérature, le road movie permet de fixer et de confronter l’identification tant personnelle que collective à une histoire à jamais inachevée de perte et de rédemption. Si le road movie donne forme au passé qui a posé ces acteurs ici et maintenant, il le rachète du même coup face à un avenir en forme d’espace virtuel, vide et prégnant où tout est à gagner, où tout est à faire.
Initiée avec le western, la métaphore du voyage, celle du chemin chaotique, a beau être usée à la trame, le rêve pourtant subsiste. Au-delà de tout galvaudage, en s’attachant au thème du road movie, à la Cinémathèque et à VOX l’exposition Road Runners nous rappelait la puissance de cette métaphore. En parallèle avec des projections de films et à l’aide de ces topos cinématographiques, Marie-Josée Jean, commissaire de l’exposition, a centré cette thématique sans cesse à réinterpréter sur l’analyse des singularités que connaît le road movie en se transposant et se réactivant en différents formats : vidéo; cinéma et livres d’artistes; photographies; installation. La « mise en scène » transversale qu’est cette exposition se pose en exemple.
Bib! Bib! Faisant office de générique, le cartoon créé en 1949 par Chuck Jones renforce à l’entrée de l’expo à VOX les liens avec la « séance » cinématographique. D’emblée, les accélérations caricaturales du personnage pourchassé par Coyote et les expédients dont use ce dernier nous ramènent aux images modernistes du déterminisme de la machine sur fond de fonctionnalisme musclé et machiste. Dans la lignée de la fascination futuriste pour le couple automobiliste-moteur, la poussée balistique de la vitesse engendre une violence. Elle réclame le vide. Royal Road Test (1967), un livre d’artiste d’Edward Ruscha, documente en détail l’impact d’une Buick Le Sabre 1963 et d’une machine à écrire Royal.
L’emprise de la route fend le paysage. Elle le départage en y imposant sa main- mise. L’urbain et le rural s’y interpénètrent et se désintègrent dans ce sillage. Ce sont aussi les notions d’espace, de distance et de temps qui sont en cause.
La volonté de traduire cette expérience non structurée fait naître de nouvelles cor- respondances formelles. Jack Kerouac pour On the Road dactylographie presque d’un jet son manuscrit dans un état proche de l’improvisation. Le document épouse la fluidité du sujet en se déroulant entre deux rouleaux. Pour mettre en forme les impressions fugaces du voyage, d’autres artistes dressent d’autres télescopages. Dans Highway 37 de Bill Vazan, les visions photographiques syncopées d’un itinéraire en boucle autour de l’île de Montréal alternent avec le diagramme d’une carte routière. À l’inverse, l’empreinte d’un pneu par Rauschenberg dans Automobile Tire Print (1953) s’«imprime» sur une vingtaine de feuilles pliées évoquant une carte routière et recrée graphiquement une li- néarité inattendue.
Avec Re-Writing Freud (2005), Simon Morris pose un autre défi à la rationalité instrumentale de la route. Des papiers dé- coupés avec, imprimés dessus, des mots tirés des écrits de Freud se recomposent en de nouvelles phrases après le passage en trombe d’une voiture. Se faisant création langagière, la collision détermine ces « cadavres exquis ». La vitesse se décline en parallèle au surgissement de l’inconscient. En position d’écoute psychanalytique, la rencontre de l’autre est aussi celle de la pesanteur d’une vie ordinaire. John Massey, en contraste avec la fin des grands récits et la solidarité communautarisme des années 70, fait émerger l’un de ces innombrables petits récits déphasés qui s’associent à autant de solitudes. Sa vidéo explore lieux communs et banalité. As the hammer strikes (1980) documente la conversation de l’artiste avec un auto- stoppeur en route pour Toronto. À côté des essuie-glaces balayant le pare-brise, un autre écran présente des images (danseuses topless, émissions de télé) en rapport avec les propos échangés.
La vidéo intitulée Halcion Sleep (1974) montre son auteur Rodney Graham sous l’effet d’un puissant sédatif. En pyjama, il dort sur la banquette arrière d’une voiture qui traverse Vancouver. Aussi indifférent qu’inconscient, le dormeur est ballotté sans volonté d’un point à l’autre. Ce transit aveugle a quelque chose du songe du somnambule alors que la mobilité du véhicule s’oppose à l’immobilité de l’un de ses occupants. En même temps, le sommeil n’est plus individualisé ou intériosé dans l’espace privé. Il appartient au vu de tous. Cette passivité et cette résistance rendent caduque toute connotation de dépassement et encore plus de dépaysement. Le sentiment qui en émane est celui de la fin de toute exploration. Le monde ne recèle plus de parcelle inexplorée.
Comme en témoignent les cinq épreuves de Pictures of car radios taken while good music was playing (2004) d’Hans-Peter Fieldman, la voiture devient un habitacle claustrophobe qui se referme sur son occupant. Ici l’homme y économise tout effort. Dans un confort absolu, il vise la loi de la moindre action. Images détournées des messages publicitaires, Windy Day, Silver Sunset et Daybreak 2005-2008 de John Massey renforcent cette hypertrophie par les suggestions d’un univers fermé et assujetti à la consommation. L’intérieur d’une voiture de luxe sert littéralement de cadre à une série de paysages et de couchers de soleil aussi clichés que factices. L’artiste américain Chris Burden, en concevant le B Car (1975) qui ne consomme que deux gallons d’essence pour parcourir 1 000 milles, se réapproprie de façon toute personnelle l’aventure automobile. Hors cet exercice ex nihilo de la fondation, seul l’accident ou son simulacre – voir Paul Virilio – peut redonner crédit au sublime et à l’héroïsme, et ce, dans une posture élégiaque érigeant l’imprévisible et l’après-coup en principe. Structurée sous la forme d’une catastrophe routière, une installation de Kerry Tribe recrée à la façon d’une cascade cinématographique le dérapage sur chaussée glissante d’une Volvo qui se rebiffe en traversant une tempête de neige simulée.
«Tous ces Howard Johnson, ces Holiday Inn, ces Sunset Motel, ces Hillcrest Court, ces Pine View Cabines… le nom de ces villes et de ces motels qui défilent a quelque chose d’incantatoire», écrit Nabokov dans Lolita. Déclinant à la Cinéma- thèque de façon plus « vintage » le road movie en rappelant Walker Evans et Robert Frank, Stephen Shore s’y raccroche avec ce même goût du nomadisme et de la liberté en mouvement qui avait inspiré les premières lignes de Sur la route : « Sal avait longtemps rêvé de voir le pays ». Sa publication A Road Trip (1973) semble en un premier temps animée de la même mythologie que celle des hits de la pop music tels Route 66. « Going West! » Ici cependant le kitsch établit une distance. Les photos de chambres de motels, les vues d’autant de Main street de petites villes ou d’artefacts de mauvais goût s’allient à des notes et documents tels reçus d’essence, bibles de motel, factures de McDo, cartes postales. Le tout constitue un journal de bord de la traversée d’une Amérique profonde postmoderne à la Baudrillard où tout se ressemble.
Face à cette artificialité, le cinéaste Iranien Abbas Kiarostami conjugue documentaire et poésie. Comme chez Rossel- lini, le road movie se fait quête ou procession existentielle. Roads of Kiarostami (1995) se tisse de résonances personnelles, de rimes visuelles et musicales, de correspondances suggérées. Proche du Land Art, le panorama grandiose de ces chemins à travers la montagne traduit en un paradoxe poignant le devenir minuscule du protagoniste.
René Viau est journaliste et critique d’art. Il a collaboré à de nombreuses publications et à plusieurs quotidiens en France et au Québec. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur des artistes québécois. Il a publié en 2006 un roman Hôtel Motel Les Goélands (Éditions Leméac, Montréal) à l’atmosphère proche du road movie.