[Printemps 2010]
Glen Bloom s’est s’intéressé au domaine de l’art contemporain dès sa première année de droit à Edmonton. Le bâtiment de la Faculté était voisin de celui des Beaux-Arts, et Bloom s’aperçut bientôt qu’il passait plus de temps dans ce dernier que dans l’autre, ce qui stimula son goût pour l’art. Au bout d’un an d’études, il prit une année sabbatique avec sa femme Deborah Duffy, et ils voyagèrent ensemble en Europe, où ils passèrent leur temps dans les musées et les galeries. À leur retour au Canada, Bloom termina ses études de droit et commença à pratiquer en 1980.
Le cabinet pour lequel il travaillait fusionna avec Osler, en 1985. Le goût de Bloom pour l’art contemporain y trouva des affinités naturelles, puisque Osler était le premier grand cabinet d’avocats à posséder une collection d’œuvres d’art contemporain. La collection Osler se consacrait exclusivement aux artistes canadiens émergents ou en mi-carrière. Ce soutien aux jeunes créateurs se révéla un investissement intelligent, puisque le fonds comprend des œuvres de Lynne Cohen, d’Arnaud Maggs et de Betty Goodwin. Le comité des acquisitions était composé de deux associés travaillant au cabinet de Toronto; Bloom se déclara intéressé et se joignit à eux. Il eut ainsi l’occasion de cultiver sa prédilection pour l’art en général, et l’art contemporain en particulier. J’ai interviewé Bloom dans les bureaux d’Osler à Ottawa.
Johanna Mizgala : La collection Osler était-elle envisagée au départ comme un tout cohérent? Vous avez choisi la photographie entre autres pour des raisons pratiques, mais aussi dans l’idée de proposer quelque chose de nouveau à Ottawa.
Glen Bloom : Le seul critère qui a guidé le développement de la collection au cours des cinq premières années était que les œuvres seraient des photogrpahies, avec quelques exceptions notables. Nous souhaitions en effet que la collection d’Ottawa se distingue de celle de Toronto. C’était le cas au début, mais progressivement le bureau de Toronto s’est également intéressé à la photographie.
JM : Cela reflète aussi l’évolution du marché de l’art. Quand vous avez commencé vos acquisitions dans les années 1980, les collectionneurs spécialisés dans la photographie canadienne contemporaine étaient rares, alors qu’aujourd’hui le marché possède une certaine maturité.
GB : C’est vrai. Et puis, ayant passé un certain temps à Vancouver, j’ai eu accès à ce qui se faisait là-bas. J’aurais dû faire plus d’acquisitions au début des années 1990 que je n’en ai fait!
JM : Vous n’êtes certainement pas le seul! Je regrette parfois moi aussi de ne pas avoir acquis plus d’œuvres de certains condisciples lorsque nous étions étudiants en art. À ce propos, quand vous achetez des œuvres pour votre collection personnelle, vous et votre épouse devez avoir des artistes de prédilection, même s’il y a naturellement des recoupements entre les œuvres de la collection Osler et celles qui se trouvent chez vous. Parlez-nous un peu de la liberté inhérente à une collection privée.
GB : La façon dont nous avons géré la collection pour le cabinet s’apparente à mon approche de la collection privée. Chez Osler le comité est devenu un duo : Steve Smart à Toronto et moi-même à Ottawa. Nous avons discuté de nos acquisitions, mais pour l’essentiel nous étions indépendants. J’estimais que si quelqu’un trouvait à redire à mes achats, il pouvait m’en parler directement. Quand les acquisitions sont faites par un comité, elles finissent par devenir trop consensuelles. Je ne ressentais pas de contraintes particulières, en dehors du fait que les œuvres présentées dans nos bureaux ne pouvaient pas avoir de contenu sexuellement explicite; c’était probablement la seule restriction. Il n’y avait pas vraiment de différence pour ce qui est des thèmes, bien que ma propre collection se soit récemment élargie aux domaines du livre, de la sculpture, du multimédia et de la vidéo.
JM : Vous est-il déjà arrivé d’envisager un achat pour le cabinet, puis de prendre conscience que l’œuvre vous intéressait pour votre propre compte?
GB : C’est l’avantage des photographies – elles existent en éditions de plusieurs exemplaires. Nous avons acquis des œuvres de John Massey dans la série Jack Photographs (1992-1996), et j’en ai également une à la maison. Même chose pour d’autres artistes : Lynne Cohen, par exemple, qui est présente dans les deux collections. Il n’y a pas eu beaucoup d’exemples où j’ai choisi quelque chose pour Osler que j’aurais aimé acquérir pour mon compte, car les deux démarches sont distinctes. Mais c’est arrivé, comme avec Waiting Photography, Polysix (2003), de Pascal Grandmaison, qui faisait partie d’une série exposée sans cadre, et que nous avons encadrée pour l’exposer dans nos bureaux – l’œuvre m’intéressait personnellement, mais elle était vraiment trop grande pour la maison.
JM : Quelle est la taille de la collection Osler actuellement?
GB : En comptant seulement Ottawa, cela représente environ 90 œuvres. Quant à notre collection personnelle, c’est dans le même ordre de grandeur.
JM : J’imagine qu’à un certain moment l’espace de stockage doit causer problème puisqu’il s’agit principalement d’œuvres sur papier, avec des exigences de conservation particulières.
GB : Nous exposons tour à tour les éléments de la collection, mais l’art est avant tout censé créer un environnement, et ce genre de collection n’est pas destiné à être archivé. Certains associés se demanderaient d’ailleurs quel est l’intérêt d’acheter des œuvres si elles ne sont pas exposées! On s’attend évidemment à ce qu’elles soient sur les murs.
Comme le montrait l’exposition à Carleton, les oeuvres de ma collection présentent une certaine austérité. C’est le type d’esthétique qui m’attire, mais je ne vais pas nécessairement la rechercher.
JM :C’est en effet tout à fait légitime dans le cas d’une collection d’entreprise. Elle est là pour être vue, dans le sens le plus littéral du terme.
GB : Exactement, et comme les œuvres sont dans des bureaux, les équipes de nettoyage, le soir, pourraient éventuellement les abîmer ou les vaporiser de Windex, on n’y peut rien. Ce n’est pas un musée.
JM : Pensez-vous à des œuvres que vous avez laissées passer? Des choses que vous auriez aimé acquérir, sans le faire?
GB : Absolument. Par exemple des photographies de Roy Arden : nous avons acheté des œuvres de sa série Terminal City au moment de sa mise en vente, mais je pense à des œuvres de plus grandes dimensions que nous aurions dû acquérir aussi. J’ai vu à la galerie Emily Carr la première exposition des masques réalisés par Brian Jungen avec des chaussures de sport; ils étaient fantastiques et je m’en veux tellement de ne pas avoir acheté toute l’expo! Ce sont vraiment des occasions que nous aurions dû saisir. J’aime beaucoup le travail de Charles Gagnon; nous avons acquis pour Osler une photographie de sa série sur le désert, mais c’est la seule, et je n’en ai aucune chez moi. J’aimerais me procurer une autre œuvre de Lynne Cohen, parmi les petits formats de ses débuts; j’en ai examiné beaucoup, mais je n’ai pas encore trouvé la bonne.
JM :Au cours des années, votre regard a évolué. En tant que collectionneur, est-ce qu’une œuvre vous sollicite d’abord de façon viscérale avant de vous séduire intellectuellement, ou avez-vous une idée générale de ce que vous recherchez?
GB : Comme le montrait l’exposition à Carleton, les œuvres de ma collection présentent une certaine austérité. C’est le type d’esthétique qui m’attire, mais je ne vais pas nécessairement la rechercher. Quand quelque chose m’intéresse, j’essaie généralement de ne pas l’acheter tout de suite. Je préfère prendre de la distance et déterminer si l’œuvre s’insère dans la collection, si l’achat est approprié, surtout pour Osler. C’est plus facile de suivre mon élan pour les achats personnels. J’aime parler avec le marchand, rencontrer l’artiste, et si mon intuition se confirme avec le temps, je sais que l’acquisition est justifiée.
JM : En termes de collection photographique, les explorations des artistes peuvent s’avérer problématiques notamment en raison de la dimension des œuvres, ce qui revient à limiter l’éventail des acheteurs. Certaines semblent presque avoir été créées pour les collections publiques et non pour les collections privées. D’autres photographes utilisent des procédés du XIXe siècle, ce qui soulève la question de la présentation des œuvres. Avez-vous l’impression que ces choix limitent l’accès aux œuvres?
GB :Absolument. Il y a des œuvres immenses qui sont extraordinaires mais qui ne peuvent tout simplement pas tenir sur nos murs. Elles sont clairement destinées à des institutions. Même chose pour les installations – on ne peut pas mobiliser une pièce entière.
JM : Y a-t-il des endroits où vous allez chercher conseil, ou des gens dont vous sollicitez l’avis?
GB : Je connais un certain nombre d’artistes et de marchands dont je respecte le jugement et dont l’avis est le bienvenu. D’autre part, ce qui s’écrit sur l’art est nettement plus accessible aujourd’hui que par le passé. Je fréquente régulièrement les lieux d’exposition publics de l’art contemporain, notamment la Galerie d’art de l’Université Carleton et la Galerie d’art d’Ottawa, deux excellentes sources de référence ici, ainsi que le Musée d’art contemporain canadien de Toronto. Je voyage encore beaucoup, et autant que possible je consacre la fin de la journée à rencontrer des marchands d’art ou à visiter des galeries, avant de reprendre l’avion.
JM : Avez-vous réfléchi à un éventuel successeur pour vous relayer? Qu’est-ce qui est prévu pour la collection à long terme?
GB : La collection Osler continuera d’évoluer avec le cabinet d’avocats. Quant à notre collection personnelle, j’ai envisagé de faire don de certaines œuvres à des institutions. L’un des avantages des donations, c’est qu’elles permettent de faire de nouvelles acquisitions. Traduit par Emmanuelle Bouet
Commissaire et critique d’art à Ottawa, Johanna Mizgala mène actuellement une recherche sur les manifestations de l’humour dans les premiers portraits effectués en studio, en s’intéressant notamment à la façon dont l’occurrence de ces traits d’esprit semble transcender les distinctions de race, de classe ou de genre.