[Printemps 2010]
Centre Sagamie, Alma
Du 3 septembre au 9 octobre 2009
L’exposition que présentait Matthieu Brouillard au centre Sagamie d’Alma offrait, dans une œuvre qui se caractérise, en ces temps d’éclectisme parfois opportuniste, par l’obstination et l’approfondissement du propos, une nouveauté presque pédagogique. En effet, alors que dans les œuvres précédentes, le récit que trace, parfois malgré elle, toute exposition, se déployait au niveau paradigmatique dans les harmoniques et l’évidente unité thématique de chaque image tout en laissant à chacune son mystère et sa force d’évidence, on a assisté ici, au contraire, à une véritable installation : sur les murs de la galerie, les photographies s’organisaient en regard d’un centre à la fois absent et présent dans une dialectique entre le mot et l’image, le verbe et le regard.
Et ce point aveugle, cet angle de vue visiblement exclu qui s’articulait à la péremptoire présence de ces corps aux muscles noués dans des poses impossibles ou au contraire saisis par le désœuvrement auxquels l’œuvre de Brouillard nous a habitués, cette référence en point de fuite était occupée d’une double absence : celle posée par une citation, au mur, de Slavoj Žižek évoquant le Christ, «ce roi-clown ridicule et dérisoire» dont le retrait du monde désormais fait que «tout ce qui reste de la réalité est le Vide de la multiplicité dénuée de sens du Réel»; celle aussi d’une grande partie de l’image qui avec la citation constituait l’installation : une reproduction d’un panneau du retable d’Issenheim de Grünewald représentant la résurrection du Christ. L’un des hommes d’armes terrassés dans le tableau par l’assomption fulgurante du Christ rendait d’autant plus manifeste la disparition, cette fois, de la représentation du Christ que sa chute immobile se trouvait des répercussions sur les grands formats aux murs, comme si le Vide de la multiplicité formulé par Žižek prenait forme humaine dans la variation désarmée et dénudée du gardien de tombeau.
Les corps nus ou demi-nus, saisis et même contraints dans des poses difficultueuses, que mettait en images la variation sur l’homme d’armes évoquent irrésistiblement les «damnés de la terre» ou les Nibelungen de la légende germanique, et d’autant plus qu’ils sont montrés dans un environnement de sous-sol incernable, de catacombe moderne au plafond bas comme un tombeau. Mais mis en rapport avec le tableau de Grünewald et la citation de Žižek, ce qui serait autrement un sens proprement politique devient plutôt suggestion ontologique de ce qu’on pourrait appeler le cérémonial de l’instantané ou l’éternité sacrée du moment.
Épinglés tels des insectes dans un mouvement spectaculairement arrêté, ces personnages dont les visages évoquent les peintres flamands tandis que la lumière qui les sculpte fait irrésistiblement penser au cinéma scandinave — Sjöström, Dreyer ou le Bergman du noir et blanc —, ces personnages sont pris dans une boucle temporelle apocalyptique : éternellement leur chute est une émergence; ils sourdent du sol tout autant qu’ils s’y collent. Comme un film qu’on aurait réduit à un unique photogramme où la verticale de la pesanteur ne révélerait pas dans quel sens elle agit sur les corps, réduisant l’avant et l’après à une métalepse immobile.
On ne peut effectivement manquer d’évoquer le cinéma à propos du travail de Matthieu Brouillard, du moins le cinéma du temps où la composition de l’image y jouait encore un rôle. Non seulement, comme il a été dit, parce que l’instantané y prend toute son amplitude par son rapport «monumental» au mouvement, mais aussi parce que l’entreprise implique (et désigne) deux moments majeurs de la plupart des œuvres cinématographiques, deux moments d’avant le tournage : le casting et le repérage.
Car, sauf à supposer ici l’effet hautement improbable d’un hasard heureux (que pourtant à un certain niveau Brouillard harnache), on ne prend pas ces lieux-là comme cadre indifféremment à d’autres, on ne choisit pas ces corps-là innocemment. Une patiente stratégie conspire ici expressément à ce que le photographe nomme une «apparition programmée du monde». Apparition que l’allusion, la mise en rapport, la mise en regard inscrivent dans un dispositif réticulaire ou même rhizomique.
Par cette mise en oblique expresse des évidences phénoménales dont est faite toute photographie, Matthieu Brouillard ne fait pas, bien sûr, naître ce qui serait «le» sens, malgré la présence dans l’exposition des citations de Žižek et de Grünewald; il ne donne même pas, «du» sens à des apparitions en partie aléatoires, il évoque plutôt les conditions d’émergence de tous sens à venir, dans la continuité de cette fonction paradoxale qu’assignait Deleuze à l’écriture : «cartographier des contrées à venir.»
Apollon, dieu de la lumière et pour cette raison même de la connaissance, y compris de soi, Apollon auquel par plus d’un trait le Christ a succédé dans l’imaginaire mythique occidental, Apollon n’est-il pas, justement, celui que les Grecs surnommaient loxias, «l’oblique»? Matthieu Brouillard est sans conteste un artiste apollinien.
Sémioticien et écrivain, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi.