Claude-Philippe Benoit, Société de ville – Sylvain Campeau

[Automne 2011]

Maison de la culture Côte-des-Neiges, Montréal
Du 9 décembre 2010 au 16 janvier 2011

À la maison de la culture Côte-des-Neiges, Claude-Philippe Benoit présentait récemment sa série Société de ville, réalisée entre 2004 et 2008. On y retrouve, en partie, des images montrées dans une exposition de la Galerie Lilian Rodriguez, il y a quel­ques années. Il s’agit là, semble-t-il, d’un corpus en perpétuelle extension, où l’artiste jongle avec des idées parentes et où il arpente des chemins semblables mais aux ramifications infinies.

Ce n’est pas d’hier que le génie des lieux force l’intérêt de l’artiste photographe. Déjà, dans Intérieur, jour (1989-1991) et les Lieux-maîtres (1992-2003), il se lançait à la recherche de ce que pouvaient encore receler de mystères les sites privilégiés. Mais il choisissait alors, semble-t-il, des endroits particuliers, marqués d’une histoire ou d’une fonction définie : lieux de réunion significatifs où se prenaient maintes décisions importantes, ateliers de confection, bibliothèques, salles de tribunaux, etc. Or, si ces lieux, reproduits dans les images qu’en prenait Claude-Philippe Benoit, en venaient à être empreints de sens, c’était grâce au travail de découpede l’espace effectué par le photographe. Aussi bien, on retrouve, dans Société de ville, des images d’endroits bien moins vénérables dont il se dégage pourtant une aura aussi forte que celle qui émanait de ses œuvres antérieures.

Ce sont en effet ici des embrasures, donnant sur des entrelacements de nature effilochée au sein des espaces urbains que traque cette fois Claude-Philippe Benoit. Bosquets qui ornent l’arrière-cour d’édifices grisâtres qu’on imagine être, ainsi formés de pierres vénérables et présentant un lustre sans égal, des hôpitaux, des immeubles d’habitation ou d’autres cons­truc­tions fonctionnelles telles que collège ou chapelle. Toute cette végétale présence, qui plus est, semble se déployer en automne ou au printemps tant les feuilles y sont rares et clairsemées, si bien que l’embroussaillement des arbres et arbustes forme une sorte de chevelure hirsute de radicelles impatientes, courant à l’avant-scène ou dans les interstices que leur aménagent des bâtisses pierreuses au grain grisâtre.

On pense, immanquablement, pour rendre compte de ces espaces particuliers, au concept de non-lieu que Marc Augé, dans son livre Non-lieux. Introduction à une anthro­­pologie de la surmodernité (Paris, Éditions du Seuil, 1992), avait tenté de décrire. Il s’agissait de lieux indéterminés, d’une fonctionnalité douteuse, au sein des­quels ne semblait pas exister de rapport entre spectateur/sujet et environnement spatial. Depuis, des artistes ont cherché à reproduire ces lieux vagues, aux contours indéfinis, où l’humain expérimente la vacuité et la vacance, sinon la béance complète de l’être. C’est de cette inoccupation que semblent empreints les espaces montrés par Claude-Philippe Benoit. Ce sont en effet autant de sites oubliés, théâtre de friche, de jachères boisées que l’on y observe. Il y a là maints et maints espaces que la modernité architecturale de la ville aurait négligés. Comme si, dans son développement urbain, l’on avait procédé par à-coups, par approximations, par calculs incomplets et qu’il en était résulté des non-espaces, des interstices que la planification urbanistique n’avait pas su remplir, dont elle n’avait su tenir compte.

Remarquez, il y aurait aussi lieu de reprendre l’argumentation à l’envers et de ne plus voir en ces lieux des omissions mais des résurgences, les témoignages d’une résistance, le retour en force de ce que tout le déploiement urbain tente de mater : la vitalité naturelle des végétaux, la repousse continuelle d’une énergie verte. Bref, on pourrait y voir une renaissance du paysage, une insistance de ce genre canonique à s’immiscer en de sèches manifestations, dans des espaces où il est inattendu, sinon carrément inopportun. Cela représenterait sans doute un retour du balancier. Alain Roger, dans son livre Court traité du paysage (Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines, 1997), montre bien comment le concept de « paysage » se développe au moyen d’une domestication progressive des ter­ritoires en jachère, dirions-nous, idéologique, amorcée depuis l’espace urbain. D’abord élaboré avec le « pays jardin », le concept de paysage s’étend bientôt à la campagne environnante, gagne la montagne, civilise et esthétise un territoire d’abord non marqué. Aussi, apparaît-il bizarre de voir aujour­d’hui en ces images de Claude-Philippe Benoit une telle marche à rebours, alors que le paysage infiltre la ville et contamine des zones condamnées, à la non-fonctionnalité évidente. Cette dualité de figures expliquerait la sourde trépidation qu’on sent émaner de ces images. Il en va d’elles comme si s’y affrontaient l’urbanité et le paysagesque. Comme si, entre les deux notions, les œuvres avaient réussi à créer un abri, à forger un hiatus, sorte de lieu de résistance à des esthétiques attendues dont elles s’émancipent pour se présenter en toute autonomie, irréductibles à des conventions de style et de contenu.

Sylvain Campeau a collaboré à de nombreuses revues, tant canadiennes qu’européennes (Ciel variable, etc, Photovision et Papal Alpha). Il a aussi à son actif, en qualité de commissaire, une trentaine d’expositions présentées au Canada et à l’étranger. Il est également l’auteur de l’essai Chambre obscure : photographie et installation et de quatre recueils de poésie.

 

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