[Automne 2011]
par Franck Michel
Du 9 février au 10 avril dernier, la Maison européenne de la photographie, située à Paris, présentait une rétrospective des œuvres du photographe et écrivain Hervé Guibert. Première du genre, elle réunissait quelque 230 images1. J’ai eu la chance de visiter l’exposition, un matin de semaine à l’ouverture du musée. J’étais pour ainsi dire seul dans les salles (fait rare à la MEP). Cette précision est importante, car le nombre imposant de tirages de petits formats noir et blanc et leur présentation serrée sur deux rangées exigeaient une visite patiente et attentive certainement très difficile s’il y a beaucoup de visiteurs. Se retrouver seul devant ces photographies fortement chargées émotivement appelait également à un certain recueillement.
« Je me défendrai toujours d’être un photographe : cette attraction me fait peur, il semble qu’elle peut vite tourner à la folie, car tout est photographiable, tout est intéressant à photographier. »
La sélection d’images présentée dans l’exposition était basée sur celle effectuée par Guibert peu de temps avant sa mort pour constituer son legs photographique. Guibert demeure un grand écrivain et une icône des « années sida ». Plusieurs de ses livres ont connu d’importants succès et ont véritablement marqué une génération. En 1981, il publie L’image fantôme – sorti un an après La Chambre claire de Barthes et qui en reprend d’ailleurs plusieurs thèmes –, une réflexion subjective composée de courts textes sur le rapport ambigu qu’il entretient avec la photographie. Pour celles et ceux comme moi, qui ont étudié la photographie dans les années quatre-vingt, L’image fantôme était considéré comme un livre-culte au même titre que celui de Barthes. De 1977 à 1985, Guibert a été également critique de photographie au journal Le Monde.
Autour de ses vingt ans, son père lui donne un petit appareil photo, un Rollei 35, qu’il n’a cessé d’utiliser jusqu’à ce que la maladie l’emporte en 1991 à l’âge de 35 ans, beaucoup trop tôt. Bien qu’il ne se considérât pas comme un photographe, la pratique de la photographie a toujours occupé une place essentielle dans sa vie et cohabité avec son travail d’écriture, l’un et l’autre se nourrissant mutuellement. « Je me défendrai toujours », écrit-il, « d’être un photographe : cette attraction me fait peur, il semble qu’elle peut vite tourner à la folie, car tout est photographiable, tout est inté-ressant à photographier. Et d’une journée de sa vie on pourrait découper des milliers d’instants, des milliers de petites surfaces, et si l’on commence pourquoi s’arrêter ? »2 Pourtant, les images de Guibert renferment une remarquable sensibilité visuelle et une qualité photographique indéniable comme le révèle sa maîtrise de la technique, du cadrage et de la lumière. Nous sommes loin de la photographie d’amateur.
Intellectuel et artiste des années quatre-vingt, la démarche de Guibert s’inscrit dans la mouvance de ce que Gilles Mora et Claude Nori ont appelé « la photobiographie »3. Revendiquant la rupture produite par l’œuvre de Robert Frank, plusieurs jeunes photographes de cette époque — où la photographie en France connaît un essor fulgurant4— élaborent une photographie anti-spectaculaire, anti-sensationnaliste qui, bien plus qu’à l’événement, porte un regard attentif au quotidien et au banal, voire au hasard et à l’inconscient. « […] la photographie est devenue l’expérience de l’invisibilité du monde […] » pour reprendre la belle formule de Jean-Claude Lemagny.
Les photos de Guibert sont avant tout des fragments de vie oscillant entre réalité et fiction. Soucieux du monde intime qui l’entoure, il photographie ses amants, ses amis — parmi lesquels on reconnaît quelques personnalités marquantes des années quatre-vingt : Foucault, Adjani, Tarkovski… —, des objets qui lui sont chers, des lieux visités ou habités : chambre d’hôtel, appartements, résidences d’artiste (plusieurs photographies sont issues d’une résidence à la villa Médicis). Ses images, aux noirs et blancs contrastés et aux compositions épurées, nous parlent de rencontres, de ruptures, de la fragilité de l’existence et surtout du désir, un désir profond et intense frôlant souvent l’érotisme5. Guibert démontre également une fascination pour le morbide : pantins pendus, reliques, corps vivants inertes. Des premières images de l’exposition consacrées aux mannequins de cire du musée Grévin jusqu’aux autoportraits sur la dégénérescence de son propre corps rongé par le sida, cette fascination apparaît comme un leitmotiv à travers son œuvre.
Dans ses romans, pour la plupart à caractère autobiographique, comme dans ses photographies, Guibert affiche un narcissisme évident qui se traduit par de nombreux autoportraits. Il se plaît à projeter une image romantique de l’écrivain, beau, un peu bohème et hors du temps. De nombreuses prises de vues, savamment composées, montrent également sa table de travail parsemée de feuilles manuscrites, de cartes postales et de petites reproductions d’œuvres d’art, accompagnées de son stylo Mont Blanc et de sa vielle machine à écrire. Au fil des images, Guibert construit et entretient ainsi son propre mythe de l’écrivain.
Personnellement, cette exposition magnifique, malgré ses problèmes d’espace, m’a profondément ému. Je me suis cependant demandé, en sortant du musée, ce que les générations qui n’ont pas vécu les années sida et ne connaissent pas Hervé Guibert l’écrivain retiendront de cette exposition ? Bien sûr, il restera toujours ce témoignage essentiel d’une époque belle et trouble tout à la fois. Mais au-delà, est-ce que Guibert sera considéré comme un photographe à part entière ou sera rangé parmi les nombreux écrivains qui se sont adonnés à la photographie un jour ou l’autre et à qui on consacre un livre d’images et une exposition, parfois vite oubliés ? J’ose espérer que la première hypothèse sera la bonne et j’irais même jusqu’à déplorer que, de son vivant, son œuvre littéraire ait obnubilé un tant soit peu son œuvre photographique. Hervé Guibert avait tout d’un photographe et ses images d’une sensibilité à fleur de peau, empreintes d’une beauté mystérieuse, en sont la preuve la plus éloquente.
2 Cité par Jean-Basiste del Amo, ibid., quatrième de couverture.
3 Gilles Mora et Claude Nori, L’été dernier, Manifeste photobiographique, Paris, Édition de l’étoile, coll. Écrits sur l’image, 1983, 95 p.
4 Notons parmi les plus connus Bernard Plossu, Yves Guillot, Arnaud Class, Raymond Depardon. Jean-Claude Lemagny écrivit, à propos de l’influence de Robert Frank : « Il y trouvait enfin une photographie qui exprimait la médiocrité crasseuse du quotidien parce qu’elle se contentait de son impuissance à exprimer quoi que ce soit. Elle savait respecter l’absurdité des faits et des moments d’avant ou d’après l’instant bien choisi pour sa signification. » L’ombre et le temps, essais sur la photographie comme art, Nathan, Paris, coll. Essais et Recherches, 1992, p. 211.
5 Il écrira dans L’image fantôme : « l’image est l’essence du désir, et désexualiser l’image, ce serait la réduire à la théorie… ». L’image fantôme, Les Éditions de Minuit, 1981, p. 89.
Franck Michel œuvre depuis plus de vingt ans dans le milieu des arts visuels et plus particulièrement en photographie. Il a été associé au Mois de la Photo à Montréal, comme recherchiste et commissaire d’exposition, puis a occupé les postes de rédacteur en chef de la revue CV Photo et directeur de la galerie VOX. Il a signé notamment le commissariat de la première rétrospective de Gabor Szilasi (MBAM, 1997), d’Arnaud Class (1999) et de Michel Saulnier (2008). De 1999 à 2008, il a assuré la direction du centre Est-Nord-Est, résidence d’artistes et diffusion en art contemporain, et depuis décembre 2008, il dirige le Musée régional de Rimouski.