Le photographe montréalais John Max est décédé en mai dernier, tout juste après la diffusion publique du film John Max, a portrait, un fascinant documentaire réalisé par son ami, le cinéaste et photographe Michel Lamothe, pour tenter de capter les paradoxes d’un artiste habité par la recherche de l’infini. Nous publions ici le commentaire très sensible que l’artiste et écrivain Charles Guilbert a écrit à propos de ce film. Nous profitons aussi de l’occasion pour rendre hommage à John Max en montrant quelques-unes des quelque 178 images que comprend la série Open Passport, son œuvre la plus achevée réalisée dès 1972 et pour laquelle il a reçu l’appréciation de ses pairs, bien qu’il demeure aujourd’hui encore totalement inconnu du public. Le film de Michel Lamothe, de même que les expositions qui devraient lui être consacrées dans les prochaines années contribueront certainement à combler cette lacune.
par Charles Guilbert
Dans John Max, a portrait, Michel Lamothe prouve qu’un regard attentif posé sur l’autre peut se transmuer en une méditation profonde. Pour créer cette œuvre fluide comme un film de fiction, Michel Lamothe a suivi le photographe John Max durant trois ans (de 2000 à 2003), accumulant 40 heures de tournage, pellicule qu’il a élaguée puis montée pendant plusieurs mois en collaboration avec Louise Dugal.
Le film commence comme un portrait plutôt classique. On voit John Max de profil, qui roule compulsivement des cigarettes et qui évoque son premier souvenir d’enfance (une intense querelle entre ses parents d’origine ukrainienne), puis ses débuts comme photographe (influencé par L’instant décisif de Cartier-Bresson).
Les images du film de Lamothe sont brutes (de la vidéo mini-dv à pleine ouverture) et les angles de prise de vue, souvent étriqués. On comprend vite pourquoi : dans l’appartement où s’entassent boîtes, livres et objets, l’espace libre est très restreint et la lumière de l’extérieur filtre à peine. Mais bientôt le cinéaste prend ses marques et cette sensation d’être à l’étroit devient féconde intimité. Dans la première moitié du film, Michel Lamothe résume le parcours artistique de Max. On découvre notamment les photos de rue des années 1950, jamais exposées, qui détroussent un Montréal à la fois pauvre et dynamique. Puis se déploie une longue séquence exposée la Biennale de Paris de 1967, dans laquelle de multiples têtes semblent nous donner accès directement à ce qui les habite. « C’est l’intérieur que je photographie », dit Max. Vient ensuite l’exposition la plus aboutie, Open Passport (1972), comprenant environ 160 photos, pour laquelle Max a innové dans sa façon de s’approprier le portrait (photos d’amis la plupart du temps, instables et aux noirs puissants) et dans ses choix de présentation (accrochage conçu pour immerger le spectateur dans la vaste Photo Gallery d’Ottawa; façon intuitive d’associer les images; déploiement d’une narration non traditionnelle; tirages non encadrés, de grand format pour l’époque).
Les images du film de Lamothe sont brutes (de la vidéo mini-dv à pleine ouverture) et les angles de prise de vue, souvent étriqués. On comprend vite pourquoi : dans l’appartement où s’entassent boîtes, livres et objets, l’espace libre est très restreint et la lumière de l’extérieur filtre à peine.
Le film, savamment construit, entremêle cette plongée dans l’œuvre et quelques entrevues de personnes qui parlent de Max comme ami, artiste ou professeur. Dans ces scènes pleines de franchise et souvent tendues, sans doute en raison de la présence du principal intéressé, un portrait complexe se dessine. On voit Max avec une voisine, Cécile, empêchée d’écrire parce qu’assommée par sa médication; il lui intime de revoir son psychiatre, se désolant de la torpeur dans laquelle elle se trouve tout comme de sa propre incapacité à agir. Plus tard, un ami au discours haletant, sans cesse interrompu par sa fille surexcitée, évoque un portrait que Max a fait de lui alors qu’il était en pleine crise psychotique et se plaint des demandes d’aide parfois abusives de son ami. Un ancien élève décrit le climat houleux des cours anticonformistes de Max, qui visaient à montrer comment convertir son énergie en épreuve photographique. Dans une séquence apologétique, Lorraine Monk, autrefois directrice du Service de la photographie de l’onf, dit avoir reconnu en John Max un photographe unique, même un génie; dans la scène la plus provocatrice, Léo Rosshandler déclare qu’on ne doit plus porter attention à l’œuvre de Max parce que ce dernier l’a lui-même abandonnée après un séjour de quatre ans au Japon, d’où il est revenu obnubilé par la spiritualité et la croyance que les souhaits font arriver les choses.
Le photographe réagit fortement aux critiques de Rosshandler, mais on l’a entendu plus tôt admettre qu’il a perdu plusieurs centaines de photos parce qu’il a tardé à les développer, qu’il en a des milliers dont il n’a pas encore fait de contacts et, même, qu’il possède plusieurs centaines de contacts non encore examinés. Pour justifier ce retard, il dit qu’il n’a pas assez d’espace dans sa tête ou encore que sa chambre noire est trop encombrée pour pouvoir y travailler. En fait, c’est tout l’appartement de Max qui croule sous les objets qu’il collectionne ici et là, peu importe leur valeur. Le drame, qui couvait, éclate alors : les menaces d’éviction de son appartement se font de plus en plus sérieuses. La visite d’un inspecteur de la Ville nous fait découvrir l’ampleur du désordre et, entre autres choses, l’absence de système de chauffage. Puis viennent des agents d’immeuble qui photographient tout sauvagement. Le film prend alors une nouvelle tournure : celle d’un combat, dans lequel Max prend le cinéaste comme protecteur. Il appelle aussi des amis en renfort, dont Gabor Szilasi, qui se réunissent pour l’aider. Certains tentent de le convaincre de se débarrasser d’objets inutiles, mais en vain. Tout ce que Max veut, c’est trouver des manœuvres dilatoires. À partir de là, la tension ne cesse de monter.
La force du film, c’est de garder ce récit palpitant au confluent de l’art et de la vie. Réflexion sur la photo d’abord, cette activité qui cherche, pour paraphraser Raymonde April, à « tout embrasser » et qu’on ne peut s’empêcher de reconnaître, bien que détournée, dans la collecte effrénée à laquelle succombe Max. Réflexion sur le temps, ce temps qui se divise pour le photographe et dans lequel, entre la prise de vue et la création de l’œuvre, il est dangereux de sombrer. On comprend que de précieuses images ne seront jamais révélées parce que Max ne peut tout simplement plus affronter le moment des choix, et même que toute son œuvre est menacée par l’oubli.
Le thème du déséquilibre est omniprésent, à la fois comme valeur esthétique et comme indice de fragilité psychologique. On voit l’irrésistible attrait de Max pour l’instabilité dans Open Passport par exemple, projet dont la dualité est significative. Max l’a conçu en même temps comme une représentation de la libération de l’homme et un journal de sa vie intérieure. Le désir d’être « sans origine, sans pays, sans frontière » et le fait d’être profondément enraciné dans un appartement du boulevard Rosemont donne lieu à une confrontation qui est le noyau même du film de Lamothe.
Vers la fin, la liberté comme sujet atteint un point paroxystique. John Max est assiégé par les propriétaires agressifs et impatients de le déloger de ce lieu qui, pour lui, est un cocon. Empêché de vivre sa vie marginale, il se sent piégé par les lois et l’incompréhension générale. On s’indigne avec Max, mais on sent aussi, dans son refus complet de se projeter dans le futur, et dans l’affolement qui le gagne, une peur intense du dehors.
La maison dont il est banni, Max y a presque toujours vécu. Ses parents, après leur rupture, ont continué de l’habiter, chacun à son étage. Après leur mort, l’artiste et son frère y sont restés, eux aussi séparés par une mésentente que Max décrit comme une « tragédie ». Avec subtilité, le film établit des liens entre cette disharmonie familiale, le sort de Max et son travail artistique.
Film de photographe sur un photographe, John Max, a portrait est une œuvre bouleversante qui réunit, avec une densité et une cohérence rares, les qualités du portrait, du récit et de l’essai.
Charles Guilbert est titulaire d’une maîtrise en études littéraires. Artiste multidisciplinaire, il écrit, dessine, chante et réalise des vidéos.