[Automne 2011]
par Zoë Tousignant
M, la revue du Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), annonçait à l’automne 2010 que le musée avait récemment augmenté de façon non négligeable ses acquisitions dans le domaine de la photographie au Québec entre les années 1960 et 1980. « La collection du musée s’enrichit à pas de géant », précisait le sous-titre de l’article – ce qui, en matière de photographie, représente une déclaration aussi prometteuse qu’inattendue.
c’est peut-être cet intérêt particulier pour l’évolution du genre documentaire qui permettra à cette collection de se démarquer parmi celles des institutions canadiennes.
Car si le MBAM s’enorgueillit d’une collection à la fois importante et internationale d’œuvres d’art et d’artefacts (dont une remarquable collection d’arts décoratifs) de l’Antiquité à nos jours, il ne s’est pas distingué jusqu’ici par des acquisitions appréciables dans le domaine photographique. Cela en dépit du fait que le plus célèbre photographe canadien du XIXe siècle, William Notman, fut une figure notable et influente parmi ceux qui ont contribué à la fondation de l’Art Association of Montreal, appellation originelle du musée. Il a fallu en réalité attendre le tournant du XXIe siècle pour que le MBAM entreprenne d’acquérir des photographies avec quelque assiduité.
L’institution a néanmoins joué un rôle essentiel dans l’histoire de la photographie canadienne, en lui offrant la renommée de ses cimaises. Au cours du siècle qui s’écoule entre l’initiative de Notman et le développement progressif des collections photographiques au début des années 2000, le musée a accueilli ainsi un grand nombre d’expositions consacrées à la photographie, expositions dont les particularités reflètent les idiosyncrasies de son émergence et de son évolution au Québec et au Canada.
On relève notamment les International Salons of Photography organisés par le Montreal Camera Club dans les locaux de l’Art Association entre les années 1940 et 1960. On peut mettre en question la qualité artistique des œuvres présentées, en tant que photographies d’amateurs, mais les catalogues publiés laissent penser que les photographes montréalais de l’époque – Blossom Caron, Paul Christin et Georges A. Driscoll – percevaient le potentiel de ces événements. En donnant au public (et aux chroniqueurs) la possibilité de prendre conscience des capacités expressives du médium, ces salons contribuèrent à élaborer un discours sur la photographie canadienne qui devait s’affirmer au cours des décennies suivantes. Soulignons aussi l’importance du MBAM comme acteur prestigieux du Mois de la Photo à Montréal, dont les expositions sont disséminées à travers la ville. En collaboration avec cet organisme, le musée a présenté au cours des quinze dernières années certaines des meilleures expositions de photographie que Montréal ait connues. La rétrospective Gabor Szilasi, montée en 1997 par Franck Michel, commissaire pour le Mois de la Photo, fut pour moi particulièrement marquante, ainsi que l’exposition dédiée à Tracey Moffat, lors de la biennale de 2005.
Or, en dépit des expositions montées régulièrement par le MBAM, celui-ci ne possédait encore, au début de ce siècle – tandis que le médium se tournait résolument vers le numérique – que 150 photographies environ, maigre collection résultant apparemment d’un simple manque d’intérêt. Cependant, comme me l’expliquait récemment Diane Charbonneau, conservatrice des arts décoratifs contemporains, la tendance a commencé à s’inverser après 1998, lorsque Guy Cogeval est devenu directeur du musée. « Guy Cogeval aimait la photo », dit-elle, et nombre d’acquisitions déterminantes furent effectuées durant son mandat, notamment dans la sphère de l’art contemporain basé sur la photographie.1 Il est révélateur que cette tendance se soit maintenue – voire accentuée quelque peu – sous l’égide de l’actuelle directrice et conservatrice en chef, Nathalie Bondil, grâce à l’enthousiasme de celle-ci pour l’art québécois en général.
Les récentes acquisitions consacrées aux années 1960 à 1980 de la photographie québécoise reflètent ainsi la reconnaissance que l’institution accorde dorénavant à l’imagerie photographique sous toutes ses formes, ainsi que son intérêt grandissant pour celle-ci : ces acquisitions ont considérablement augmenté une collection en rapide expansion, puisqu’elle compte aujourd’hui plus de 1500 œuvres. La gestion de cette collection est répartie entre plusieurs conservateurs du musée, dont Stéphane Aquin, conservateur de l’art contemporain, et Diane Charbonneau, responsable de ces acquisitions.
Le fait que le principal domaine de recherche de Charbonneau soit celui des arts décoratifs peut à cet égard être considéré comme un atout, car sa formation et son expertise lui permettent d’appréhender les photographies en tant qu’objets complexes, et non comme de simples « fenêtres sur le monde » en deux dimensions. J’ajoute que son approche s’apparente au « tournant matérialiste » adopté par les études contemporaines sur la photographie, phénomène largement influencé par les écrits de Geoffrey Batchen sur l’histoire de la photographie, d’Elizabeth Edwards, sur l’histoire de la culture matérielle, ou de Christopher Pinney, anthropologue et historien de l’art.2
Pour ces auteurs, la dimension matérielle de la photographie façonne véritablement sa nature et sa réception. Leur conviction a indubitablement plaidé en faveur de la photographie vernaculaire, à la fois dans le contexte muséal et universitaire. Le fait que Charbonneau adhère personnellement à cette approche pourrait avoir joué un rôle dans la décision du mbam d’acquérir des images qui entrent dans la catégorie de la photographie documentaire. Si des photographies décrivant la vie quotidienne au Québec durant les années 1960, 1970 et 1980 sont perçues comme des objets complexes, et non de simples témoins historiques, cela aura certainement une influence positive sur leur reconnaissance en tant qu’objets artistiques. Le débat sur la question « art ou document »a été rejoué ad nauseam durant les 170 ans d’existence du médium, mais il est néanmoins surprenant qu’un musée qui, récemment encore, doutait de la validité de la photographie en tant que forme artistique, se tourne aujourd’hui sans réserve vers une période de la photographie québécoise essentiellement définie par ses pratiques documentaires. C’est vers le milieu des années 1980 que ces pratiques deviennent plus subjectives, et font intervenir la conscience de soi.
Cette démarche du MBAM est peut-être moins surprenante, après tout, si l’on considère le parcours de celui qui contribue également à faire de ces acquisitions une réalité. Marcel Blouin, directeur depuis dix ans d’Expression, centre d’exposition de Saint-Hyacinthe, a été engagé par le MBAM à titre de chercheur/consultant pour ce projet d’acquisition : son apport fut essentiel pour en déterminer la nature et l’étendue. Blouin m’a confié que son mandat (portant originellement sur la période 1960-1980) s’élargissait désormais à l’évolution de la photographie documentaire au Québec – à Montréal en particulier – des années 1960 à nos jours. Désireux de donner une orientation distincte à ce projet d’acquisition, il s’attache à retracer l’évolution du genre documentaire, qui lui semble passé progressivement du « nous » au « je », autrement dit d’un mode objectif à un mode subjectif de conception de l’image. Ce changement de perspective, qui est parfois discernable dans la carrière d’un même photographe, est représentatif selon Blouin d’une mutation plus générale de la société québécoise au cours des trente dernières années.
Les photographes dont les œuvres ont été acquises jusqu’ici par le MBAM – presque exclusivement par donation – sont Alain Chagnon, Roger Charbonneau, Brian Merrett et Gabor Szilasi. Plusieurs autres acquisitions (concernant notamment des photographies de John Max et de Normand Rajotte) sont en cours, et beaucoup d’autres encore doivent être mises en œuvre. Précisons en faveur du musée que Blouin a passé du temps avec chacun de ces photographes, afin d’examiner leur carrière sous un angle rétrospectif, et de déterminer les moments-clés qui sont représentatifs de l’histoire de la photographie au Québec. Or plus il explore la question, plus le projet semble prendre de l’ampleur de façon exponentielle. Marcel Blouin affirme d’ailleurs qu’il ne perçoit pas ce passage du « nous » au « je » – lequel s’instaure essentiellement en réaction à une conception socialement responsable ou humanitaire de la photographie documentaire – d’un point de vue nostalgique. Cependant, il trouve décevant que très peu de photographes aujourd’hui décrivent le monde qui les entoure en ayant recours aux méthodes associées à la photographie documentaire (notamment une relation authentique et suivie avec le sujet choisi, voire un engagement militant), et il déplore le fait que cette approche de la photographie ne soit pas en vogue auprès des institutions qui financent le monde de l’art au Canada. « C’est regrettable parce que je trouve qu’un pays qui ne documente pas le monde dans lequel on vit, c’est absurde. »3
Ce virage avait apparemment déjà commencé à s’amorcer lorsque le tout jeune Blouin est arrivé sur la scène de la photographie montréalaise au début des années 1980. Fondateur de Vox Populi, organisme à but non lucratif dont sont issus Ciel variable, le Mois de la Photo à Montréal et le centre d’artistes désormais connu sous le nom de vox, centre de l’image contemporaine, Blouin faisait partie d’une équipe dynamique d’artistes et d’intervenants culturels qui, dès 1985, devait avoir une influence durable sur la photographie québécoise. Lors du premier Mois de la Photo à Montréal, en 1989 (pour commémorer le 150e anniversaire du médium), la tendance vers une photographie plus personnelle ou « artistique » existait déjà.
Les origines de Vox Populi sont pourtant étroitement liées à une approche socialement engagée de la photographie documentaire. Blouin raconte en effet que l’organisme est né du Collectif des jeunes sans-emploi de Saint-Louis-du-Parc installé dans un local de l’ancien YMCA, au coin de l’avenue du Parc et de la rue Saint-Viateur. Armé d’un diplôme en sciences sociales fraîchement acquis à l’Université de Montréal, Blouin s’efforçait de sensibiliser les gens au problème du chômage des jeunes qui affectait la société québécoise au début des années 1980. De nombreux membres du collectif s’intéressaient aux arts, dont la photographie, mais aussi le graphisme et la littérature. Ensemble, ils montèrent une exposition de photo sur le thème du chômage, intitulée Sans honte et sans emploi. Le projet fut présenté partout au Canada, essentiellement dans le cadre de rassemblements syndicaux, et (fait important) suscita l’adhésion de nombreux photographes au groupe qui deviendrait bientôt Vox Populi.
Autre aspect significatif, d’un point de vue actuel : les photographes dont les images ont été acquises à ce jour par le MBAM en collaboration avec Blouin sont majoritairement (à quelques exceptions près) des baby-boomers. Ils appartiennent à la génération de ceux qui sont devenus adultes dans les années 1960 et 1970, et qui ont été les témoins directs des profonds changements survenus alors au Québec et au Canada. Ainsi les photographies d’Alain Chagnon et de Roger Charbonneau, premières acquisitions de ce projet, documentent les visages et les lieux d’une époque que ma propre génération, « les enfants des baby-boomers », ne peut imaginer qu’à travers des lunettes roses, et tenter vaguement d’imiter en adoptant la musique et la mode rétro. Un temps où l’on pouvait désirer « changer le monde » sans susciter la dérision ou l’indifférence est une réalité que ma générationne connaîtra jamais. En bien ou en mal, c’était une période de grands bouleversements, et c’est une chance que des photographes comme Chagnon et Charbonneau se soient trouvés là, appareil photo en main, pour la postérité.Ce sont ces bouleversements, et leurs répercussions, que le MBAM cherche à représenter en peaufinant sa collection de photographies québécoises. Et c’est peut-être cet intérêt particulier pour l’évolution du genre documentaire qui permettra à cette collection de se démarquer parmi celles des institutions canadiennes. Une chose est sûre : concernant les pratiques du musée dans le domaine de la photographie, les acquisitions actuelles – et à venir – représentent un grand pas en avant.
Traduit par Emmanuelle Bouet
1 Diane Charbonneau, entretien avec l’auteure, 31 mars 2011.
2 Voir en particulier Geoffrey Batchen, « Vernacular Photographies » dans Each Wild Idea: Writing, Photography, History (mit Press, 2001), p. 57-80; Elizabeth Edwards et Janice Hart, Introduction : « Photographs as Objects » dans Photographs, Objects, Histories: On the Materiality of Images, ed. Elizabeth Edwards et Janice Hart (Routledge, 2004), p. 1-15; et Christopher Pinney, « Notes from the Surface of the Image: Photography, Postcolonialism, and Vernacular Modernism » dans Photography’s Other Histories, ed. Christopher Pinney et Nicolas Peterson (Duke University Press, 2003), p. 202-220.
3 Marcel Blouin, entretien avec l’auteure, 18 avril 2011.
Zoë Tousignant est doctorante en histoire de l’art à l’Université Concordia. Elle est titulaire d’une maîtrise en études muséales de l’université de Leeds, G.B. Sa thèse de doctorat porte sur le modernisme en photographie dans les magazines canadiens illustrés entre 1925 et 1945. Elle participe à un groupe de recherche dirigé par Martha Langford sur la « mémoriographie » dans l’histoire de la photographie canadienne.