Le Nord qui se retrouve aujourd’hui au cœur de l’actualité économique est devenu un nouvel Eldorado pour des sociétés hantées par le rêve d’une croissance continue. Tout à la fois habitat des Premières Nations, écosystème naturel vital pour le continent tout entier et vaste bassin de ressources naturelles, cette terre reste pourtant largement méconnue. Notre mythologie nationale ancre l’identité canadienne dans l’immensité de ses territoires, mais notre imaginaire se limite encore à la frange méridionale du pays.
Le dossier de ce numéro présente trois recherches sur nos perceptions des grands territoires du nord du pays. Ces travaux s’inscrivent dans la continuité d’œuvres de plus en plus nombreuses qui incarnent les voix des peuples vivant sur ces terres ou expriment leurs préoccupations sur l’occupation et l’exploitation du territoire. Les œuvres que nous vous présentons portent elles aussi sur les enjeux du développement et de la propriété des ressources naturelles, elles traitent de notre expérience de l’environnement naturel tout en portant une attention particulière aux filtres qui affectent nos perceptions de ces réalités.
Under Currents de Thomas Kneubühler s’est ainsi intéressé aux installations hydroélectriques du Nord québécois et à leurs impacts sur le territoire et ses habitants. Son projet se cristallise autour de deux axes entrecroisés, celui des rivières qui s’écoulent de l’est vers l’ouest et celui des lignes électriques qui transmettent l’électricité du nord vers le sud. En une série de grandes images, Kneubühler nous présente une centrale électrique, des stations de relais et de conversion de l’électricité ainsi que les lieux de résidence des autochtones et des travailleurs du Sud. Conjuguées à une bande vidéo offrant un aperçu des déambulations quotidiennes des personnes vivant dans ces zones éloignées, ces images viennent concrétiser les bouleversements des modes de vie et d’occupation de ce territoire.
Virtually There, d’Andreas Rutkauskas, confronte l’expérience et les représentations, virtuelles et réelles, de certains sommets des Rocheuses, situés non loin de Banff. Il ne peut donc s’agir du vrai Nord, mais le lieu est tout de même assez excentré pour nous faire percevoir les différences entre ce que l’on peut imaginer d’un lieu et ses réelles qualités physiques. Après consultation de multiples photographies historiques et cartes topographiques des Rocheuses, ainsi que d’images et de tracés GPS trouvés sur Internet, il a d’abord recomposé des vues de ces sommets en utilisant le logiciel Google Earth. Puis, sur place, il a arpenté les lieux et a recréé ses explorations simulées dans des photographies grand format restituant les mêmes points de vue. La différence de rendu est spectaculaire et fait pleinement mesurer l’impact de la technologie sur les modes de perception et de re-création de la nature sauvage.
Eamon Mac Mahon, qui a grandi à la lisière de la forêt boréale, a développé très tôt un intérêt et une curiosité pour des lieux situés très au nord, où les gens vivent près de la nature sauvage, dans de petites villes où aucune route ne mène. Landlocked résulte de nombreux séjours dans des communautés de ce type, dans le nord-ouest du pays et en Alaska, ainsi que de multiples heures de vol, qui ont permis de capter un paysage d’une échelle plus grande que l’humain, marqué de gestes d’appropriation paraissant parfois dérisoires, parfois terriblement dommageables. Là aussi, ces images rendent palpable une expérimentation très concrète du territoire conjuguée à une mise à distance permettant un tout autre regard.
Jacques Doyon