Taryn Simon, Mise en déroute de la vérité : les effets de réel et de fiction de la photographie documentaire – Mirna Boyadjian

[Automne 2012]

« Les photographies disent-elles la vérité ? » tel est le titre d’un essai écrit par Howard Becker en 1986 et dont l’interrogationsemble toujours d’actualité. S’il est aujourd’hui admis que l’image photographique constitue une (re)construction du monde et non une reproduction de la réalité, une certaine conception judiciaire tend à se maintenir1. Malgré le travail de mise en forme, de miseen récit ou de fictionnalisation, la surface photographique (comme d’ailleurs l’image filmique), indissociable de son mode de production mécanique, suscite l’idée selon laquelle la photo offre une quelconque « vérité » des choses. Sommes-nous, comme le suggère Jacques Rancière, à l’âge où « écrire l’Histoire et écrire des histoires relèvent d’un même régime de vérité ? »2, où réalité et fiction s’entre­lacent au sein d’un même espace que nous appréhendons selon des critères de connaissance similaires ? La pratique photographique de l’artiste new-yorkaise Taryn Simon3 consiste justement à sonder, voire à déjouer les liens entre la réalité et son image tant par les re­gis­­tres thématiques traités que par les stratégies formelles employées. L’automne dernier, le Musée d’art de Milwaukee présentait l’exposition Taryn Simon: Photographs and Texts, laquelle regroupait trois séries photographiques récentes : The Innocents (2003), An American Index of the Hidden and Unfamiliar (2007) et Contraband (2010). En choisissant de mettre l’accent sur l’agencement texte/ image que privilégie l’artiste, Lisa Hostetler, commissaire de l’exposition, a reconnu l’importance que recouvre ce dispositif, lequel concourt à ébranler la perception du spectateur et à désorienter son interprétation.

Douze des cinquante portraits que comporte la série The Innocents occupaient l’une des pièces communicantes. À la suite d’une commande réalisée pour le New York Times en 2000 concernant la libération de personnes faussement inculpées, Simon s’intéresse au rôle que joue la photographie au sein des enquêtes criminelles. Elle parcourt alors les États-Unis à la rencontre d’hommes et de femmes dont l’incarcération a reposé sur une identification erronée attribuée à la photographie ou à un témoin oculaire. Accusés de vols, d’enlèvements, de meurtres ou de viols, ces individus furent tous condamnés à tort, certains durant 18 ans, puis enfin innocentés grâce à des tests d’adn4. Au premier coup d’œil, le grand format des épreuves (117 x 150 cm) de même que la composition visiblement élaborée nous séduisent. Seulement, la lecture des légendes au ton laconique qui accompagnent chacune des photographies, en révélant l’identité de l’individu et du lieu ainsi que la durée de la peine purgée, plonge le spectateur dans un nouvel univers, celui-ci dramatique, où se ressent la désolation dans le regard des sujets représentés.Ces derniers se retrouvent en des lieux qui ont marqué leur destin : la scène du crime, le lieu de l’alibi, de l’arrestation ou de l’identification. Pour Simon, cette mise en scène vise à renforcer l’ambiguïté des rapports qu’entretiennent réalité et fiction5.

Outre les photographies, le projet comprend une publication qui, en l’espèce, se retrouve dans le parcours conçu par Hostetler. Or la forme livresque présente les photographies avec des textes qui, d’une part, explicitent la nature du crime et le contexte de l’arrestation et de l’autre, citent le témoignage de la personne. Ces écrits affectent d’autant plus la réception des images, qu’elles accentuent l’effet de réel de la construction photographique. Ce faisant, l’artiste parvient non seulement à montrer les failles du système judiciaire américain, mais à transmettre l’injustice qui en résulte. En ce sens, il aurait été enrichissant de consulter l’entièreté du document, lequel s’étalait, et ce, de manière tout à fait contestable, sur un socle recouvert.

À la cimaise du mur de la deuxième salle étaient accrochées quelque dix-huit photographies de la série An American Index of the Hidden and Unfamiliar réalisée sur une période de quatre ans. Telle une archéologue, Taryn Simon a fouillé l’espace social américain à la recherche de sites, d’espaces, d’objets ou de pratiques communément inaccessibles ou tout simplement méconnus du grand public. Si les images paraissent discordantes au premier abord en raison de la diversité figurative, les textes d’accompagnement à la typographie démesurément petite qui nous oblige à réduire notre champ de vision au point de ne plus voir l’image, affirment une logique implacable. Ces notices explicatives réactivent l’identité de ces « lieux » qui autrement resteraient anonymes bien qu’intéressants d’un point de vue esthétique. Par exemple, l’image d’un corps dépérissant au milieu d’un boisé enveloppé d’une lumière crépusculaire semble tragique avant de lire qu’il s’agit d’un terrain de recherche d’anthropologie médico-légale de l’université du Tennessee. À l’effet théâtral de l’image se mêle un effet de réel au moyen duquel se découvre l’inédit. Au rythme des découvertes, l’imaginaire étatsunien se recompose sur la trame d’un certain désenchantement.

Inspirée de sa première visite dans le dépôt d’objets confisqués par les douanes américaines de l’aéroport John F Kennedy à New York lors d’une prise de vues pour la série An American Index, Simon entreprend le projet Contraband. En compagnie de son équipe, l’artiste bivouaque sur le site du 16 au 20 novembre 2009 avec l’ambition d’inventorier les biens qui ont été interdits d’entrée aux États-Unis, parce que jugés illégaux ou dangereux. Xanax, alcool, cadavres d’animaux, armes à feu, fruits exotiques, langues de cerf figurent parmi les catégories sous lesquelles sont classés les 1075 clichés que comporte la série. Les images sont agencées à l’intérieur de caissons translucides selon une structure catégorielle. La disposition centrale des articles photographiés sur un fond neutre, de même que la présentation soignée, quasi publicitaire, marquent tantôt l’étrangeté, tantôt la banalité. Au terme de chaque regroupement se retrouve une brève description précisant la nature du produit, sa provenance ainsi que la raison de sa proscription. Plus qu’une simple énumération d’objets, cette collection met au jour l’importance des flux transfrontaliers à l’ère de ce que Marc Augé nomme la surmodernité et révèle, du même coup, ce que la nation américaine craint sur son territoire.

À l’issue de la visite, nous restons, certes, marqués par la beauté des images produites par Taryn Simon, mais plus encore, par le lot des révélations résultant du rapport complexe entre les photographies à l’esthétisme calculé et les textes au style épuré et impersonnel. De fait, l’élaboration formelle revêt une fonction subversive par la mise en échec de ce que l’on croit voir aussi bien que par la mise en œuvre de ce que l’on devrait voir. La tentative contextualisante que propose Simon par le truchement de l’écrit atteste de l’insuffisance de l’image photographique à « dire » le monde et met au jour son potentiel fictif. Paradoxalement, l’écrit accroît l’effet de réel de l’image fictionnalisée en lui conférant une épaisseur, sans toutefois délimiter l’imaginaire. En l’occurrence, la question qui se pose n’est peut-être plus de savoir si la photographie dit la vérité, mais d’interroger la manière dont s’élabore notre connaissance du monde par l’image. Comment se construit la vérité photographique ?

1 Régis Durand et Paul Ardenne, Images-mondes : de l’événement au documentaire, Paris, Monografik éditions, p. 11.
2 Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique éditions, p. 61.
3 Site Internet de l’artiste : http://tarynsimon.com/
4 Tel que le soulignent Peter Neufeld et Barry Scheck dans le texte d’introduction de l’ouvrage The Innocents, le processus menant aux tests d’adn sur des individus déjà accusés demeure ardu et parfois même impossible dans certains états. Il importe de mentionner qu’aujourd’hui les identifications doivent absolument correspondre aux résultats des tests d’adn.
5 Taryn Simon, The Innocents, New York, An Umbrage Editions Book, p. 6-7.

 
Mirna Boyadjian poursuit actuellement une maîtrise de recherche en histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal portant sur l’œuvre de l’artiste new-yorkaise Taryn Simon. Parallèlement à ses activités de recherche, elle travaille au sein de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain (OIC).

 
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