Paul Graham : au présent – Alexis Desgagnés

[Automne 2012]

La galerie new-yorkaise The Pace, un des temples de la photographie depuis le début des années 1980, accueillait ce printemps le travail récent du photographe anglais Paul Graham dans une de ses succursales du quartier Chelsea. The Present, dont le corpus est également l’objet d’une publication chez l’éditeur anglais MACK, constitue le troisième volet d’une trilogie photographique amorcée au tournant du siècle avec American Night (1998-2002) et l’ambitieuse série intitulée A Shimmer of Possibility (2004-2006)1. C’est par un remarquable effort de synthèse des préoccupations récentes de l’artiste que The Present clôt ce cycle.

Moins d’un an après la rétrospective de mi-carrière présentée par la galerie londonienne Whitechapel et simultanément à l’attribution du prestigieux Hasselblad Award 2012, l’exposition The Present témoigne de la maturité d’un artiste depuis longtemps incontournable. Actif dès le début des années 1980, Graham fait partie de cette génération de photographes anglais qui, à la manière des coloristes américains William Eggleston et Stephen Shore dans les années 1970, ont contribué à la légitimation artistique de la photographie couleur. En corollaire au regard corrosif que portent sur la société anglaise sous le règne de M. Thatcher ses contemporains Martin Parr et Richard Billingham, le travail plus conceptuel de Graham s’envisage plutôt, au fil de ses séries, comme une longue conversation avec les différentes traditions du médium photographique.

Après avoir lorgné au début de sa carrière du côté de l’esthétique austère des Becher et des nouveaux topographes américains (House Portraits, 1979), Graham entreprend une lente déconstruction du genre documentaire, qu’il semble vouloir libérer de sa dépendance à l’actualité. D’abord timidement (A1 – The Great North Road, 1981-1982) puis plus explicitement (Beyond Caring, 1984-1985 et Troubled Land, 1984-1986), il met en place les bases d’une démarche abordant la problématique de la représentation photographique du monde en donnant à ses séries des cadres conceptuels de moins en moins restrictifs. Au fil de ses projets, les préoccupations du photographe sont de plus en plus proches de celles d’un philosophe de l’histoire, qui tire de l’analyse d’un fait isolé la possibilité d’une réflexion plus universelle sur les conditions de possibilité de l’histoire en tant que récit articulé dans la longue durée. Ainsi, la photographie prend chez Graham l’apparence d’une activité spéculant sur ses propres modalités, mais également, puisque cette activité est inextricablement liée au monde où elle se pratique, sur l’historicité de celui-ci.

Au moment où, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, il assiste à l’effondrement du bloc de l’Est, Graham semble s’interroger sur un certain fardeau historique porté par l’Europe (New Europe, 1988-1992), le Japon (Empty Heaven, 1989-1995) et l’Irlande (Ceasefire, 1994). Dans ce contexte de transition, il figure souvent l’individu comme suspendu dans un présent sur lequel il semble avoir peu de prise. La psyché impénétrable de ces êtres, captifs de l’hypnose d’un téléviseur ou de la transe d’une discothèque (Television Portraits, 1986 et End of an Age, 1996-1998), ne semble alors accessible à Graham que dans les graffitis pornographiques et les crachats souillant les murs des toilettes publiques (Paintings, 1997-1999).

À la fin des années 1990, Graham, qui s’installera éventuellement à New York, tourne son regard de l’Europe vers les États-Unis et entreprend une trilogie photographique américaine, s’intéressant dans un même geste à cette société et à l’enjeu de la narration en photographie. Premier chapitre de cette trilogie, American Night aborde la problématique de l’inégalité sociale et économique divisant l’Amérique et perpétuant les clivages entre citoyens afro-américains et anglo-saxons2. Plutôt que de mettre en lumière cette problé-matique à travers un effort de contextualisation documentaire, Graham fait dialoguer trois stratégies photographiques distinctes3. Condensant le propos de sa série en un cadre conceptuel schématique qui, simultanément, exprime la structure socio-économique de l’inégalité et excave les fondations de la narration photographique, l’artiste semble se livrer à une critique de certaines mythologies sociales américaines, comme dirait Barthes4. Le voile diaphane en­travant la lecture de ces représentations de l’errance d’une société doit-il être compris comme une métaphore de l’aveuglement de ses nombreux citoyens souscrivant sans réserve au rêve américain ? Chose certaine, avec American Night, Graham parvient à désigner une sorte de degré zéro de la narration, à partir duquel il pourra désormais œuvrer.

Avec A Shimmer of Possibility, corpus volumineux comportant environ 170 images qui détaillent la banalité de l’existence au pays des Robert Frank, Lee Friedlander et autres photographes ayant forgé la tradition mythique du paysage social (social landscape), Graham entreprend de reconstruire l’édifice de la narration photographique sur le socle conceptuel mis en place dans American Night. Dans le second volet de sa trilogie, Graham dérive d’une ville américaine à l’autre, s’attardant à des situations souvent anecdotiques. Le photographe est ce flâneur décrivant soigneusement les lieux qu’il visite, prenant en filature les gens qu’il croise sur son chemin. Au sein de ce corpus considérablement hétérogène, les séries s’entrecroisent, s’enchevêtrent, Graham construisant des historiettes dépourvues de dénouements, mais dont le fil conducteur est lentement révélé par l’attention minutieuse que l’artiste porte à la sé­quence, au format et à l’accrochage des images, sur les murs de la galerie ou dans les pages de la publication5. Ici, il fait se côtoyer un itinérant faisant l’inventaire de ses quelques possessions et une fillette jouant à la poupée sur un trottoir ; là, il traque un couple rapportant chez lui ses emplettes, accordant une attention presque obsessive aux caisses de boissons gazeuses que l’homme porte sur son épaule. Tout se passe comme si le chatoiement suggéré par le titre de la série était celui des infinies possibilités narratives réfléchies par chaque image, infinies comme les marchandises offertes aux visiteurs des grandes surfaces et que Graham photographie.

Ayant, de la sorte, démonté et remonté la mécanique de la narration, Graham conclut sa trilogie avec The Present, corpus qui, dans sa version en galerie, comporte un peu plus d’une trentaine d’images de moyen et grand formats6. Après avoir passé près d’une décennie à arpenter le territoire américain afin de comprendre les rouages du social landscape, le photographe choisit de limiter son champ d’action à New York, ville mythique de l’histoire de la photographie s’il en est une. Assurément réfléchi, ce choix rend difficilement possible l’équivoque quant à l’intention de l’artiste. Vraisemblablement, il n’aspire à rien de moins que de confronter sa conception de la narration au genre non moins mythique de la photographie de rue (street photography), afin de remettre en question le dogme de l’ins­tant décisif. On peut s’en douter, cette notion, dont la fortune critique n’est plus à faire depuis Henri Cartier-Bresson, ne saurait sa­tisfaire les ambitions narratives de Graham en ce qu’elle condamne la narration à n’être que l’aplatissement d’un récit concentré dans une seule image.

Cette remise en question, Graham l’opère dans un ensemble de diptyques et de triptyques horizontaux et verticaux décrivant, comme dans A Shimmer of Possibility, des situations anecdotiques. Mais plutôt que de déployer le récit de ces situations sur un grand nombre d’images, le photographe le décline rapidement en seulement deux ou trois clichés. Pour ce faire, Graham s’en remet à deux stratégies narratives. Dans les séquences horizontales, il utilise de courtes profondeurs de champ. Celles-ci lui permettent d’isoler un élément autour duquel il organise la composition d’une première image, avant d’opérer, dans une seconde image puis, le cas échant, dans une troisième, un transfert de la zone au foyer sur d’autres élé­­ments de la scène, vers lesquels l’attention du regardeur est aussitôt dirigée. L’efficacité de cette stratégie est renforcée par l’accrochage des images à quelques centimètres du sol de la galerie. Dans les ensembles verticaux, qui sont toujours des diptyques, l’organisation des images n’est pas séquentielle mais procède plutôt par la mise en coïncidence d’éléments se substituant d’une image à l’autre. Graham propose ainsi des micro-récits recréant l’expérience d’une déambulation sur le bitume new-yorkais, qui peuvent également se lire comme autant de mises en abyme de la pratique de la photographie de rue.

Étant donné leur caractère anecdotique, les situations décrites dans The Present peuvent sembler avoir été arbitrairement glanées par le photographe. Si on n’y retrouve aucun des instants décisifs si chers à un Joel Meyerowitz ou à un Nick Turpin, on reconnaît pour­tant, pour peu qu’on soit familier avec les séries précédentes de Graham, des motifs récurrents dans son travail. Déjà présents dans American Night, les motifs intrigants du borgne et de l’aveugle té­moi­gnent non seulement de la cohérence de la trilogie de Graham ; ils permettent de prendre conscience de la profondeur de son questionnement sur la narration photographique. Éminemment actuel en ce qu’il contribue à renouveler considérablement le langage de la photographie documentaire, ce questionnement justifie la place privilégiée que l’artiste anglais occupe dans le paysage photographique américain, aux côtés de photographes de premier plan tels Alec Soth ou John Gossage. Ceci expliquant cela, on peut comprendre l’engouement actuel que suscitent les œuvres et les publications de ces artistes, qui sont l’objet de spéculations agressives. À l’exemple de la publication Films de Graham7, dont les tirages étaient presque épuisés un an à peine après leur parution, on peut parier que la version papier très attendue de la série The Present subira le même sort.

1 Paul Graham, The Present, Londres, mack, 2012
2 Paul Graham, American Night, Göttingen, Steidlmack, 2003.
3 La discussion de ces stratégies à la fois évidentes et complexes est malheureusement impossible dans le cadre alloué à cet article. Pour se faire une idée de celles-ci, le lecteur est invité à se référer à la publication de l’artiste ou à son site : www.paulgrahamarchive.com/americannight.html (consulté le 7 mai 2012).
4 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957.
5 Paul Graham, A Shimmer of Possibility, Göttingen, Steidlmack, 2009 (2007).
6 Le corpus de la publication que l’éditeur mack consacre à cette série est plus volumineux.
7 Paul Graham, Films, Londres, mack, 2011.

 
Historien de l’art, Alexis Desgagnés vit et travaille à Québec, où il partage son temps entre l’écriture, le commissariat d’expositions et la pratique de la photographie. Auteur d’une thèse de doctorat portant sur la propagande visuelle révolutionnaire russe, ses recherches actuelles concernent principalement l’histoire de la photographie d’hier et d’aujourd’hui. Il est également coordonnateur des communications à VU, centre de diffusion et de production de la photographie.

 
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