C. 1983. Le rôle de la photographie dans la transmission de la mémoire, la culture de masse et l’illusion – Karen Henry

[Hiver 2013]

par Karen Henry

Qui aurait pensé que les années 1980 étaient une période aussi stimulante? L’insistance mise sur l’héritage culturel des années 1960 et 1970 donne à croire que son effervescence avait pris fin avant le début des années 1980 ; c’est le contraire, comme en témoigne cette exposition sur la photographie intitulée c. 1983, présentée à Vancouver en deux parties. Les années 1980 s’avèrent avoir été une époque de transition animée, entre les bouleversements sociaux et l’austérité conceptuelle des précédentes décennies – où la photographie jouait le rôle d’adjuvant, se bornant à mettre en valeur et à documenter la vie, la politique, la performance et l’idée, sans artifice – et les formes plus esthétisantes, historicisées et commercialisables qui dominèrent par la suite. L’exposition dresse le portrait d’une période extrêmement productive, où la photographie émerge comme médium à part entière, se dégageant de son cadre pour s’affirmer dans l’espace physique, et où la lumière et l’émulsion photographique deviennent des matériaux artistiques. Toutefois, les oeuvres présentées ne sont pas limitées par cette autoréflexion technique. Elles sont expérimentales par leur forme, mais également préoccupées par des questions sociales et des considérations sur le rôle de la photographie dans la transmission de la mémoire, la culture de masse et l’illusion.

L’exposition offre une grande variété de présentations, essentiellement liées au montage : collages photographiques, images séquentielles et composites, narrations fragmentées. Elle comprend des photographies noir et blanc, d’exquises abstractions colorées, des émulsions photographiques sur toile, un projet de livre, des diapositives, des vidéos et des extraits de presse. On note également des variations d’échelle, depuis la petite coupure affichée sur un grand mur (World Portraits par Ken Lum, 1983) à la longue murale verticale et figurative de Ian Wallace (The Imperial City, 1986).

Les deux volets de l’exposition m’ont laissée nostalgique des technologies du passé : photogrammes uniques, abstraits et sensuels de Share Corsault, auxquels le procédé Polaroid confère sa qualité de couleur inimitable ; photomontages ou tirages noir et blanc grand format, produits par l’artiste dans la chambre noire ; expérimentations sur les premières moutures de la technologie vidéo ; diapositives aux couleurs saturées ou surexposées, accompagnées par le son mécanique du projecteur… La désuétude de ces procédés est prédite par l’œuvre de Stan Douglas Residence (1982), qui contemple l’effacement de l’image au fil du temps, et par le montage diapo plus vulnérable encore de Laiwan, employant de vrais pétales de fleurs (She who scanned the flower of the world, 1987). Les dimensions des œuvres sont restreintes par leur situation temporelle, juste avant l’évolution technologique permettant la production d’images couleur en très grand format.

L’exposition intègre films et vidéos, projetés séparément, notamment Two Generators (1984) de Rodney Graham – où la rumeur d’une rivière filmée de nuit est dominée par le bruit des deux générateurs diesels utilisés pour alimenter les projecteurs – qui suscite une réflexion sur les ressources et l’industrie en Colombie-Britannique, ainsi que sur le romantisme. Le film de Chris Gallagher Terminal City (1982) documente la destruction d’un bâtiment sous la poussée du développement, thème aussi abordé par Marian Penner Bancroft avec Spiritland/Octopus Books, Fourth Avenue (1987), qui marque la fin d’une importante ressource locale et le début du boom immobilier à Vancouver. L’exposition est ancrée à la fois dans le temps et l’espace. Le visage changeant de Vancouver et de ses environs est également documenté par Chris Dikeakos, avec False Creek Panoramas (1984-1985), Henri Robideau, avec l’image composite July 23, 1983, Giant Crowd of 50,000 people (1983), et Michelle Normoyle, avec British Properties (1987), une murale en noir et blanc en cinq parties. Les boîtes lumineuses affirment ici leur présence dans les œuvres de Kati Campbell Possessed/Possession (1985) et Production (1984), associations d’images monochromes reliées à la position des femmes dans l’espace domestique. Ellie Epp construit également une boîte luminescente et colorée intitulée Current (1984) qui rappelle les abstractions des artistes cinétiques sud-américains. Aucune boîte lumineuse de Jeff Wall, dont l’absence est notable, bien qu’il soit présent par association. Son inclusion n’aurait peut-être pas permis de montrer certains artistes moins connus, dont les travaux sont importants ici pour démontrer la vitalité de cette période. On pense spontanément aussi à Roy Arden, qui travaillait sur la série Fragments au début des années 1980.

L’un des plaisirs de cette exposition tient à la fluidité des médiums et des associations. Ian Wallace parvient à conjuguer des aplats de couleur peints sur toile et le romantisme du dix-neuvième siècle avec l’imagerie photographique ; Liz Vanderzaag fait allusion au pointillisme dans sa vidéo Through the Holes (1982). Notons aussi les abstractions structuralistes de Corsault mentionnées plus haut, jouant sur la couleur et le fond ; les dessins et animations de Metcalfe et Bull dans leur vidéo Sax Island (1984) ; ou la présence sculpturale de certaines œuvres, comme le long rouleau de papier de Chris Dikeakos, Column Ruin (1987).

Parallèlement à l’exposition, Bill Wood, Ian Wallace et Arnie Haraldsson ont discuté de leur rapport avec les mots : leurs sources d’inspiration littéraires, mais aussi leurs propres écrits sur les travaux de chacun, conceptualisant et formulant une pratique post-conceptuelle élaborant une analyse critique de cette époque. Le début des années 1980 marque l’essor de la photographie sur la scène internationale et, à Vancouver en particulier, celui d’une mise en scène de l’image, en relation avec le modernisme. Pourtant, j’ai été frappée par la proportion d’œuvres présentées ici qui utilisaient les stratégies critiques du féminisme – collage et séries d’images – au lieu d’adopter (par exemple) une représentation plus directe et un cadre poétique et narratif permettant d’intérioriser la perception, comme dans la série photographique d’Arni Haraldsson April (1986). Ou encore, la déconstruction du sens de l’image, par l’appropriation et la reprophotographie d’images médiatiques devenues des artéfacts : c’est l’approche de Mark Lewis utilisant des images de magazines repliées, dans Burning (1988), ou de Vikki Alexander effectuant des montages de paysages et d’images romantiques dans la série Between Dreaming and Living (1985).

Bien que réunies dans ma description, les deux parties de cette exposition se concentraient respectivement sur les « approches expé­rimentales et conceptuelles de la fabrication d’images » à travers des associations d’images (volet I), ou sur « l’impact social de l’image filmée » et la « construction picturale » à l’aide d’images médiatiques (volet II). Le Millenial Project for an Urban Plaza (1986) de Rodney Graham se démarque dans cet univers de création picturale (et peut constituer une sorte de lien entre les deux parties) en tant que dispositif de visionnement, mais défini par les limites techniques du champ de vision et l’influence du hasard, comme la plupart des photographies de l’époque. Ces deux présentations se rapportant au début des années 1980 furent suivies d’une exposition intitulée Phantasmagoria, consacrée aux expérimentations photographiques actuelles. Je n’ai malheureusement pas pu la voir mais d’après la documentation en ligne, il semble que la plupart des œuvres entrent aisément dans un cadre : moins de diversité en termes de dimensions et de médium, et, malgré la présence de références artistiques, les références politiques y sont nettement moins apparentes (elles s’y révèlent plus indirectes) et les œuvres moins ancrées dans un lieu particulier.

Helga Pakasaar est une commissaire exceptionnelle, portant sur le passé un regard neuf, curieux et intelligent, que l’on a pu apprécier également dans In Transition: Postwar Photography in Vancouver (1986) et dans une exposition sur la photographie des années 1960, The Just Past of Photography in Vancouver (1997). Le choix de l’année 1983 est intéressant. Le début des années 1980 connaissait une récession économique, et Vancouver se préparait pour son premier événement international, Expo 86. C’est l’année où la Vancouver Art Gallery a emménagé dans l’ancienne Cour de justice qui l’abrite aujourd’hui, et celle de son exposition inaugurale, Vancouver Art and Artist, réflexion majeure sur le monde de l’art à Vancouver durant cette période. La création photographique locale faisait ses débuts sur la scène artistique internationale. Karen Love devint directrice et commissaire de la Presentation House Gallery, où elle mit rapidement l’accent sur la photographie internationale.

Le début des années 1980 fut un moment significatif pour la photographie, à Vancouver et ailleurs. En 1981, Peter Galassi montait, au Museum of Modern Art de New York, Before Photography: Painting and the Invention of Photography, qui démontrait la présence légitime de la photographie dans le continuum pictural. L’exposition c. 1983 offre un autre genre de légitimité à un médium qui se trouve au confluent de multiples stratégies de représentation : conceptualisme, féminisme, littérature, histoire de l’art et théorie culturelle, et dont le rôle reste central au niveau local et international.
Traduit par Emmanuelle Bouet

1 Volet 1 : du 27 janvier au 11 mars 2012 ; volet 2 : du 23 mars au 6 mai 2012, Presentation House Gallery, Vancouver.

 
Karen Henry est commissaire, auteure et rédactrice ; elle est actuellement chargée de la planification en art public à Vancouver.

 
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